Dame à bibi rouge

Par elle subjuguée, ce que ça dit de moi. Pas irritée par tant d’ostentation d’elle, vêtue de rouge, mais ce qu’on voit en premier, c’est le chapeau rouge aussi, à voilette relevée bien sûr, cheveux jais tirés en arrière pour que le crâne accueille au mieux le bibi, lui laisse la vedette, vêtements d’un autre temps, et pourtant elle pas vieille, bien avant cet âge où tout est permis et alors on pourrait d’elle dire une vieille excentrique d’une voix où transpire l’indulgence, mais d’elle assise dans cette brasserie où les gens autour sont venus pour manger après le marché du samedi, j’ignore ce qu’on en dirait, mais pas vieille en tous cas, tandis que devant elle sur la table haute au plateau réduit et circulaire pas de couverts pas d’assiette mais un carnet fermé et à côté couché un stylo. Tout en bas, car elle juchée sur un tabouret haut, au sol un coussin où dort en boule un lévrier gris à poils ras. Pas de ces galgos espagnols que l’on peut recueillir pour les sauver d’une mort atroce ou d’une vie de martyr une fois qu’ils ne sont plus bons à rien à courir pour enrichir les organisateurs de courses, ce ne serait pas assez classe, ou alors ça parlerait de moi et pas d’elle, qui a choisi un chien de race avec un pedigree et des papiers qui en témoignent. Ce jour où je l’avais aperçue, mais apercevoir n’est pas le mot approprié, puisque tout en elle tenait de la mise en scène de sa propre personne telle une pancarte publicitaire qui hélerait regardez-moi, regardez-moi,  ce jour où je l’avais aperçue et où subjuguée je m’étais conditionnée pour, à mon second passage devant sa table au retour des toilettes, tout observer au mieux en très peu de temps, celui d’un pas exprès ralenti qui n’était pas le mien, car m’arrêter devant sa table pour l’observer aurait été mal poli, je ne le pouvais pas, j’avais happé saisi en plein vol tout ce qui me tombait sur la rétine et j’en voulais encore et j’aspirais à plus. Robe longue, cintrée, une pointe de bottillon noir qui émerge du tissu foisonnant. Et l’envie folle de son audace, et comme j’aurais voulu tout comme elle, m’autoriser à être une vieille dame indigne avec des robes tombant sur les chevilles ou cousues de mes mains qui n’avaient pas appris qui feraient comme elles peuvent et surtout sans machine à coudre. Et garder des cheveux longs et teints en blond, même si ça ne se faisait pas… Et de sa folle témérité d’emblée je l’avais classée célibataire. Et pourquoi cela qui une fois encore me dénonçait. Révélait ce que je pensais de l’incompatibilité d’une aussi totale liberté avec le mariage. Et les vies que je pourrais lui inventer à elle, en rouge, avec sur la tête un chapeau à voilette, seraient-elles aussi imprégnées de mes envies, de mes regrets, de mes audaces. Car qu’est-ce que je faisais depuis ce matin face à une porte automatique qui m’amenait le froid du dehors à répétitions tandis que j’étais immobilisée à attendre le client qui s’arrêterait à ma table, aguicheuse et trompeuse, car plutôt que d’annoncer honnêtement écrivaine autoéditée achetez mes livres, je présentais des papillons en origami à qui ne passait pas tête baissée ou regard fixé au-delà ou ailleurs pour être sûr de ne pas croiser le mien et risquer d’être contraint de dire non à la pauvre dame, ou alors de craquer et de lui en acheter un quand on était incapable de refuser, un peu comme éviter de passer devant la vitrine avec des lapinous ou des rats ou des perruches ou n’importe quoi qui ne demande qu’à être adopté ? En quoi pouvais-je prétendre me différencier d’elle, en rouge, haut perchée et chapeautée, alors que nous étions toutes deux corsetées dans une même audace ostentatoire ? En quittant le bistrot un dernier regard vers sa table m’apprendrait que je n’étais qu’une personne bien conformiste. Un homme de son âge et assez beau j’en conviens était assis à ses côtés dans une familiarité de conjoint.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

2 commentaires à propos de “Dame à bibi rouge”

  1. Ah je l’aime beaucoup la dame au chapeau rouge et la vente de papillons en origami… Vite dit avant dodo pour prendre train tôt…