Ne pars pas, je n’ai pas fini. Oui c’est vrai on dirait un film, on serait de retour d’un braquage raté je serais blessée tu tiendrais ma main pour que je ne meure pas tout de suite. C’est presque ça, pas tout à fait pourtant. Je suis là et je dois te dire. J’ai essayé de faire ce que tu suggérais quand tu as reçu la photo. Je l’ai bien décrite dans un premier temps, j’ai placé ce paragraphe au centre du récit. Ça fonctionnait comme tu l’avais dit, un miroir où mon histoire allait s’abîmer. Un bel effet de construction. Tu avais raison, comme toujours. Mais tu vois, je nous ai sentis englués mon livre et moi dans le réseau trop huilé des images. Il a fallu que je les expulse. Pas elles, les carcasses, non, mais ce qu’en disait ma guirlande de métaphores. Oui tu prends ton air excédé, parce que les éditeurs ont refusé le livre, tu penses que j’aurais dû t’écouter. Le manuscrit est allé rejoindre sur la pile ses petits frères non advenus, restés en attente d’approbation sous leurs couvertures de bristol, alors que nous ne savons pas dans la situation où nous sommes si je pourrai en écrire un autre. Beaucoup d’obstacles s’accumulent je sais bien. Et je continue à tout compliquer. Mais essaie encore de comprendre. Je ne les ai pas jetées. Elles sont là, elles hantent le livre. Elles flottent dans l’air entre les pages, si tu veux bien baisser la garde quelques minutes tu les verras. Elles sont là comme déshabillées une fois de plus, évidées ou presque , nettoyées de leurs costumes d’éléphants morts, d’armures rouillées, de cadavres. Soustraites à ce fatras qui ne dit rien de ce que j’ai vu ce jour-là. Elles s’imposent dans la lumière tendre de l’automne sur ce terrain vague longé au retour, alors que je croyais en avoir fini, que je quittai les abords de Marseille lestée de la collecte de témoignages qui alimenterait mon livre. Je me souviens. J’avais posé à côté de moi, sur le siège passager, une pile de feuilles imprimées et de photos, mal retenues par une chemise en carton dont l’elastique faiblissait. Certains entretiens m’avaient trop émue pour que je sache quoi en faire et d’autres au contraire presque vides me renvoyaient l’inanité de mon projet. La pile se déplaçait dans les virages, glissait au risque de se défaire. La photo n’y était pas, je ne l’ai jamais imprimée. Il y a juste cette vue que je t’ai envoyée depuis mon portable. Tu as tout de suite exprimé ton enthousiasme, tes idées. La photo ferait une excellente couverture, toutes ces tôles abandonnées fourniraient une image-source. J’ai essayé mais non, pas de tirage. J’ai préféré l’image que ma rétine avait saisie, dupliquées seulement dans le téléphone. Pourtant elles sont là, évidentes et tranquilles sous les arbres, hors de notre portée. Rendues au temps long où ça meurt sans mots. Rouge et gris mangés, emboîtées, les unes dans les autres Elles ne sont pas dans le livre comme tu l’aurais souhaité, en majesté, au cœur d’un récit scénarisé selon les règles. Je préfère qu’elles diffusent depuis cette périphérie où finalement je me plais. Ne te sauve pas. J’aime les histoires, la preuve je viens de le dire, je nous verrais bien en cavale comme dans les romans que nous lisions, avant. Ou dans ces chansons dont le titre est un nom de route et qui parlent de motel d’étreinte et de départ dans le petit matin. On aurait des prénoms bien américains et je tiendrais une cigarette. Mais je ne sais pas en écrire de ces histoires- là, je campe à leurs abords. Je les regarde faire, évoluer, varier. Disons que j’attends que ça passe comme on le dit des anges quand affleure le temps que l’on ne meuble pas. Tu ne m’écoutes plus et tu as bien raison, je parle trop, à moins que j’aie rêvé une partie des mots que je crois avoir dits. Mais au moins regarde le ciel . Comme il s’incurve au-dessus d’elles, comme il amorce une voûte très douce bien avant que la nuit n’avive les images anciennes des contes. Regarde aussi les arbres, dis moi leur noms. Il me semble voir des roseaux mais je n’en suis pas certaine aide -moi. Et d’ailleurs que montre l’image ? Une casse ? Sauvage alors puisque rien n’est trié, qu’on ne voit pas d’engin. Oui aide moi à regarder encore. Ou prépare-nous du café, le mien est presque froid. De toute façon, ce livre, tu n’y as jamais cru. Pour moi il a du sens. Dire ce qu’ont été ces années -là, l’espace -temps imaginé dans lequel nous agissions et le temps vrai de notre adolescence. Dire l’écart entre deux. Tu parles de folklore. Peut-être. Nous sautions à pieds joints en criant le nom des leaders révolutionnaires sans rien savoir du ciel tendu, des jardins verts surgis tout crus des pierres blanches et des déserts aux portes de la ville. Tout le temps qu’a duré l’enquête, j’avais repris pied dans le paysage. Je n’étais pas la seule. Les anciens militants et même ceux qui continuaient parlaient à présent volontiers cuisine locale. Ils avaient atterri. A moins qu’ils aient trouvé refuge dans un autre récit. Quand j’ai pris la photo …
Très beau ton texte et émouvant. >plein d’images de songes de rêverie de mots « prononcés ou pas » . Je l’ai relu plusieurs fois et veut recommencer. Je n’ai pas fini de tout entendre.
Merci. C’est l’idée du stimulus qui m’a aidée. Écouter ce que déclenche ou convoqué une image. Et si c’est partageable alors c’est bien.