À la vue des crevettes, le vieux regard s’émerveille. Elles sont là, en couronne, luisantes, la queue prédécoupée, la tête déjà éliminée, elles n’ont plus d’antennes et on est dispensé de croiser leurs yeux morts avant de les décapiter. Au centre du petit hémicycle, trône un minuscule godet de mayonnaise. Elle s’extasie, quelle bonne idée, des crevettes. D’en avoir mangé deux jours plus tôt, elle n’a aucun souvenir. En manger à nouveau deux jours plus tard, elle ne l’imagine pas. Elle est tout au moment présent, à la surprise, à chaque visite, renouvelée. Son contentement est parfait, on a pensé à elle, à lui acheter des crevettes alors que jamais elle n’en mange. Quand elle sera rentrée chez elle, elle fera ce qu’elle veut, elle retrouvera ses droits, mais pour l’instant elle mange ce qu’on lui donne. Mais maman tu es chez toi et tu manges comme bon te semble, elle hausse les épaules, on ne peut pas comprendre. C’est ma fille qui vous a dit que j’aimais les crevettes ? Sa main s’empare de la première, la dépose dans la sauce puis la monte lentement vers sa bouche. Entre ses lèvres qui se resserrent, la queue se détache. Mais maman, ta fille c’est moi. Ah… c’est vous ? C’est bon, après on prendra un chocolat, avec le café. Quelle bonne idée. Une recette sophistiquée est inutile. Il fut un temps où les crevettes paraient un saumon qu’on servait en entrée, la mayonnaise était alors faite maison, des demi-œufs durs, des rondelles de tomates assuraient le décorum et tiraient des oh et des ah d’admiration. Il fut un temps où les crevettes occupaient le creux d’un ananas avec des tranches de mangue, du crabe et des amandes. Aujourd’hui, ce sont des bouquets alignés, apprêtés en cercle qui suscitent l’admiration et le régal. Elle mâche chaque bête méticuleusement, consciencieusement, lentement en soupirant d’aise. Des crevettes, quelle bonne idée. Tu t’en souvenais alors ? Elle enlève un minuscule morceau de carapace qui colle à sa langue, son ongle le cherche, gratte un peu pour le détacher, agacée, elle grimace puis observe la particule translucide, hésite à la remettre en bouche ou à la déposer au creux d’un mouchoir qu’elle tient serré dans sa main. Des crevettes, je n’en reviens pas. Qui a eu cette idée alors ? Toi ? Il y si longtemps que je n’en ai pas mangées. Ses gestes s’interrompent, elle est ailleurs. Dans un coin du passé peut-être, rempli de crustacés, au temps des plateaux, au temps des huitres et des tourteaux dont on faisait bombance, au temps des coques et des praires, au temps… Ah oui, dit-elle simplement.
J’ai adoré ce texte et les allers-retours entre les crevettes d’antan et de maintenant, la perception chamboulée du temps.
Bonjour Elsa
Très touchée par votre commentaire. Merci.
Je ne vous vois pas dans la liste des auteurs …?