Dans le salon de thé, un couple et son enfant perchés sur de hauts tabourets de bois clair déjeunent en devisant. Le papa porte une kippa noire, posée de travers sur le haut du crâne. C’est un miracle pour moi qu’elle tienne ainsi posée. La petite fille a conservé son manteau bleu marine et son bonnet rouge, façon béret à hauts bords, et avale son chocolat les mains serrées autour de la tasse de porcelaine, en levant de temps en temps ses grands yeux marron vers son père. Le père de dos me cache la maman. L’un et l’autre s’adressent à l’enfant, d’une voix douce, gentiment. Conversation d’adultes d’où elle n’est pas exclue. Le salon de thé affiche une pancarte blanche et rouge, garantissant les produits casher, je lis « casherout » sans savoir bien si c’est un nom ou un adjectif. Ici on vend du bordeaux casher en boîte de bois, à 25 € les trois bouteilles. Et des gâteaux orientaux plus ou moins mielleux, plus ou moins orange ou jaune, à 1,50 € l’unité. Mais aussi des croissants, d’énormes pains au chocolat dont je me demande comment la jeune serveuse peut y résister. J’en déduis que la petite famille est une habituée des lieux. Y déjeunent-ils tous les dimanches ? La petite fille au béret rouge gardera-t-elle le souvenir de ces chocolats chauds avalés autour d’une petite table ronde, sous le regard protecteur de ses parents ? Il a de longues mains fines, presque osseuses, des mains de musicien, de violoniste peut-être, ou de pianiste. Elles volent un instant au-dessus de la table, accompagnent ses paroles, je n’entends pas ce qui se dit, un rire fuse, un rire qui teinte autrement la scène, celui de la maman, qui, s’écartant de la trajectoire, laisse seulement apparaître une chevelure brune bouclée. La fillette interroge son père du regard mais il baisse la tête et c’est un silence long qui s’installe. Il n’y a plus que le dos du père, large sous la parka, le cliquetis d’une fourchette sur une assiette, et les grands yeux de la gamine. Après le déjeuner ils marcheront dans le parc voisin, la petite les devancera, sautillant d’un pied sur l’autre, se retournant parfois pour vérifier qu’ils la suivent toujours, ils poursuivront leur conversation animée, s’écartant parfois l’un de l’autre, se questionnant d’un mouvement de tête, et se rapprocheront, lui l’enlaçant du bras gauche, brièvement pourtant, car elle se dégage de son étreinte enfonçant les mains dans les poches de son manteau, avant de courir vers la petite, de ramasser à terre une barrette qu’elle lui remet dans les cheveux, tandis qu’il n’imagine pas un autre enfant parmi eux, celui qu’elle lui réclame depuis des mois, que ses épaules d’un seul coup s’affaissent à l’idée de la perdre, elle, sa belle jeune épouse au front buté, à l’allure si déterminée.
oui, on les voit et tu as su leur inventer un petit avenir… bravo, moi je me suis laissée enfermer dans son mystère (un peu hors sujet)
j’aime l’ambiance recrée du salon de thé, les mains du père etc…
merci Brigitte… je me suis limitée à un tout petit avenir… j’espère y revenir, sur ce texte ou sur un autre…
Je ne trouverai pas mieux à écrire que le commentaire d’Annick. Si juste. Merci vous deux.
Je ne peux effacer. Le commentaire plus haut. Désolée. Je ne suis pas d’accord, Brigitte, hors sujet, on s’en fout, le plaisir à lire ton texte, c’est l’important. Si tu veux à tout prix lui inventer un avenir, on y aura à nouveau plaisir à te lire. 🙂
Marlen,
Doux moment de lecture.
Force dans ta façon d’écrire, la simplicité, l’image nette.
Et comme un basculement, du déjeuner où tout va, moment de détente, d’union, d’échange, à cette envie de bébé qui désunit, menace, éloigne.
Beau.
Je ne trouverai pas mieux à écrire que le commentaire d’Annick. Si juste. Merci vous deux.
Tout à fait d’accord avec toi Annick, j’aime beaucoup ce basculement entre le moment de détente et cette envie de bébé qui désunit…très fort !!
merci de ta lecture, Annick, et de tes commentaires. Vraiment.
L’idée du musicien vient à point nommé alors qu’on est en train de manger le pain au chocolat !
merci pour cette scène de salon de thé qui laisse trace…
euh je ne parviens pas à modifier mon commentaire une fois édité, mais ça n’est pas grave…
c’est juste qu’en fait on est en train de boire le chocolat et non de manger un pain au chocolat ! si on mangeait, ce serait plutôt une pâtisserie au miel… et je suis sûre que oui, elle se souviendra de ces moments et du goût du chocolat…
la tache rouge du béret et ce nuage, si léger pourtant, qui passe entre la chevelure brune bouclée et la main musicienne
Oui Nathalie, c’est là exactement que « ça » se tient !
Très beau texte Marlen! J’aime tes portraits, la délicatesse des personnages, de tes mots, ce qui circule entre eux.
Merci, Chrystel ! Je m’en vais te lire aussi !
Quelle force, Marlen ! Croquis, tableau d’une famille unie – ils sont beaux ces trois-là, et on les voit : le bonnet rouge, les longues mains fines de pianiste, la chevelure brune bouclée… – unie, comme parfaite, mais incomplète, inachevée… J’aime comme le conflit parental s’insinue léger léger, le désaccord, pour ne pas inquiéter la petite qui court et sautille – et ce que raconte la barrette remise en place dans les cheveux : l’insouciance de la fillette, et l’attention renouvelée de la mère, même si tendue vers un autre désir…