Celle qui est debout sur les photos. Celle qui est la reine mère, dont le secret a imprégné toute sa lignée. Celle qui a fait voeu de silence et qui a fait du silence une langue maternelle. Celle qui cache dans les plis sévères de sa bouche, de ses mains croisées et de sa robe noire et blanche une grande histoire d’amour et de liberté. Celle qui a payé le prix en renonçant au romanesque. Celle dont l’histoire a été frappée de silence. Celle qui est restée seule avec sept petits nains témoins de l’amour disparu. D’elle je garde le sens de la révolte et le sang bouillonnant des exploratrices.
Celle qui est la première et est aujourd’hui la dernière des filles. Celle qui a traversé le siècle en Citroën, qui buvait du whisky, distribuait du chocolat et trouvait tous les enfants amusants. D’elle je garde l’indépendance, les saucisses en boîte et la tarte au corin.
Celle qui est la deuxième, qui cache la nourriture dans sa valise pour ne pas devoir la manger et qui finira par cacher des chats morts dans son armoire. D’elle je garde le grain de folie, le goût de la solitude et la recette perdue du gâteau de Dinant.
Celle qui est la troisième et qui recueille des enfants perdus dans la maison des grands prés. Celle qui raconte des histoires mille fois racontées qui finissent toujours par se perdre dans les rires. D’elle je garde la joie, la plaisanterie et l’auto dérision.
Celle qui est la quatrième, celle qui est la mienne. Celle qui a hérité de la révolte maternelle mais n’en recueillit que de la violence. Celle qui pourtant lui ressemblait le plus. Celle qui dit « il faut qu’on parle » et dont les cordes vocales se brisèrent lorsqu’il fut temps de parler. Celle qui était la plus forte. D’elle je garde beaucoup et de plus en plus à mesure que le temps adoucit les souvenirs.
Celle qui est la cinquième est un garçon qui répare les machines à laver, les fers à repasser et tous les appareils qui nous claquent entre les mains. De lui je garde le plaisir des conversations animées des repas de famille.
Celles qui sont les sixième et septième, celles que les grandes appellent les petites, celles qui sont soi-disant les préférées de la mère, les gâtées, les joyeuses, les jalousées sur qui les secrets de famille ne se sont pas appesantis. D’elles je garde la légèreté et le vernis à ongles.
Celle qui est de l’autre côté, du côté du père. Celle qui est du côté de la modestie, de la discrétion. Celle qui a eu faim pendant la guerre. Celle qui sourit tendrement. Celle dont le prénom s’est effacé des mémoires et dont la vie n’est plus racontée par personne. Celle dont la langue s’est dissoute dans la langue bourgeoise de celle qui était de l’autre coté. Celle qui pose sur l’unique photo qui subsiste, dans son fauteuil sous la fenêtre entourée de ses trois fils. Celle dont le premier travaillait au chemin de fer comme son père. Celle dont le deuxième ressemble à un bandit sympathique. Celle dont le troisième, le mien, fut un grand jeune homme délicat et abandonné. Celle dont j’ai reçu la probité, la recette des poireaux au lait et les jeux de cartes.
Toutes celles dont des éclats de leurs vies ont formé mon groupe sanguin et mon livre de recettes. Toutes celles-la sont les étoiles qui brillent dans ma constellation.