#compiles #03/40 | il aurait fallu

Odeur sauvage et instantanée. Au détour d’un chemin dans un sous-bois peuplé de chênes pubescents, cette odeur qui m’a pris par le nez, violente, et qui m’a relâché aussitôt. Surpris, j’ai repris la marche. Je n’aurais pas dû. Le sanglier était là, à m’observer, le renard m’appelait, l’ailleurs me criait de le rejoindre. Ou l’imprévu. Je n’aurais pas dû faire comme si de rien n’était. C’était peut-être tout. JLC.

Gender diversity is welcome here; please use the bathroom that most comfortably meets your needs, si je l’avais lu plus tôt, je veux dire avant de sortir des toilettes, j’aurais pu réfléchir à ce qui most comfortably meets my needs qui, je dois le reconnaitre, étaient jusque là et dans ces circonstances plutôt primaires, si je l’avais lu plus tôt, j’aurais aimé revivre cette entrée dans les toilettes ♂ de l’opéra et tomber nez à nez avec Jane Birkin, le cis genre avait vite repris sa revanche, urinant à côté du défenseur des droits. BD.

Refuge. Refus de la réalité. Refus de voir J. ne pas/plus me reconnaître. Refus de sa souffrance. Injuste souffrance. J. si jeune. 8 ans. Aucun enfant ne devrait souffrir autant, perdre jusqu’au langage, la mémoire, ne plus être là, dans le réel, déconnectée par tant de douleur. Elle ne méritait pas ça. Elle ne méritait pas un père comme moi, terré dans son refuge. Refusant de supporter l’horrible réalité de la souffrance de sa fille. ChG.

Une sensation légère, venue de derrière moi, silencieuse, à me doubler, l’espace corps frôlé dans l’avenue vide bordée d’arbres, les trottoirs cabossés de racines, les contre-allées encombrées de véhicules comme morts, il me dépasse, trois enjambées, sa présence grise à peine. CS.

Ça a duré quoi, dix secondes, quinze? Deux visages tournés l’un vers l’autre, chacun dans son métro à aller dans une direction opposée, deux regards plantés profondément, et un sourire qui s’ébauche lorsque les rames s’ébranlent. Tirer le signal d’alarme. Sortir. Remonter le quai. Prendre les escaliers. Se retrouver dans le couloir de la sortie. Et puis rester là, immobiles, face à face, bras ballants, à se demander en quelle langue se saluer. PhL.

J’écris au Café Saint-Henri. Impossible de savoir à quel moment le matcha est devenu une réalité pour moi. Quand y ai-je goûté pour la première fois? C’est arrivé comme ça, comme un coup de vent qui passe et qu’on oublie. D’où vient le « latte art », d’où vient l’idée de dessiner avec le lait chaud dans le café ou le thé? Je bois mon café noir, mais je ne sais pas pourquoi, le lait d’avoine mousseux dans le matcha, ça me réconforte en fin d’après-midi. YSO.

A rebours de cette étrange brutalité des puissants, j’ai fait ce geste à peine perceptible, baisser les yeux. La honte peut-être face à l’indignité, l’auteur qui se targue d’une « vie d’écrivain ». Nous n’avons aucun poids. Alors décider de ne rien dire. S’effacer. Aux officiels qui réclament de savoir, je dirai oui, tout se passe à merveille, je tairai les absences, les incertitudes, je tairai l’isolement de nous qui travaillons sans bruit avec les jeunes, eux qui ont fait cet effort sacré de lire. Pendant que l’auteur mangera, mangera sa pleine puissance. FB.

Il aurait fallu qu’elle freine, qu’elle mette son clignotant, s’arrête sur le bas-côté et coupe le moteur. Mais la circulation était dense et pressante ce matin. Sans raison, nous avons tourné la tête sur la gauche en même temps. Sur un balcon d’immeuble, en bord de route, ils nous regardaient passer. Elle, emmitouflée dans une grosse veste en laine, une clope et une tasse fumante dans les mains, comme pour se réchauffer. Lui, à côté d’elle, torse nu, cheveux dressés, épais, découpés en éventail. Le temps que l’image nous saisisse, nous avions remonté l’avenue Carnot. Elle m’a dit : Il n’y a qu’avec toi qu’on voit les mêmes choses. FG.

Il aurait fallu traverser la vitre, devenir une goutte, une lumière diffractée, un éclat fugace, chatoiement d’arc-en-ciel, la petite brillance, il aurait fallu deviner, traverser plus vite, être la vitesse, et disponible, l’ubiquité désolante et tellement moderne, être à la fois vacant et preste, libre et fulgurant, il fallait être tout, l’aube et le soir, le blé et l’herbe, exempt et se dévouer, maugréer et jouir, s’émanciper de ce qui nous faisait genre commun et y être en plein sous peine d’élimination. On en mourait, certains. JCo.

Il aurait fallu juste…
Il aurait fallu juste descendre vers la yourte et non la regarder de loin en espérant… en espérant quoi, que la magie de mercredi soir se soit prolongée.
Il aurait fallu juste prendre le temps d’aller vérifier si tout y était impeccable comme cela doit toujours l’être, pour qu’elle brille de mille feux.
Il aurait fallu juste faire confiance que tout y était impeccable.
Il aurait juste fallu…
DM

De l’humidité qui tombe avec la nuit l’arrêt de bus n’abrite personne, c’est un fait qu’il éclaire. Son éclairage n’est pour personne. Où prendre place. De là se prendraient les commandes de la nuit, ce transport en commun. Vaisseau. L’abribus ne retient personne de se fondre dans la nuit.
En repassant au jour — dans le virage en sortie d’agglomération où l’accélération chaque jour automobile m’entraîne — je lis que c’est l’arrêt Automne. CT.


—croisement—Il—Foule—Je—Rare—
—Il aurait fallu, et pourtant surtout pas—
« Un homo et une lesbienne »
—C’est sûr, ça aurait eu de la gueule—
—C’est pas l’bon titre—
Tant que, surtout pas—Du coup, il reste la sensation de la possibilité, 
à déguster sans faim —
A(H)M

Quand son avant-bras a touché ta main, elle aurait pu le laisser là, en contact. Prolonger la situation et ne rien dire. Attendre que tu bouges, ou dises un mot. Il faut aller trop loin pour savoir jusqu’où on peut aller. Il faudrait. Il aurait fallu. Elle ne saura jamais. Elle a déplacé son bras assez vite pour que tu croies à un accident, elle s’est excusée. Elle ne sait pas ce que tu as pensé, et si tu y penses encore ; si tu te doutes qu’elle aurait aimé te laisser le choix. SeB.

Porter le corps légèrement sur la droite et doser l’angle de la jambe qui ne se portera pas en ligne droite parallèlement à l’autre mais sur le côté vers lui et planter le regard et peut-être rien de plus, parler n’aurait pas été nécessaire, ne pas dire le premier mot, et il aurait appris du corps en face qui venait vers lui, il aurait lu que quelque chose allait changer ce matin, alors il aurait trouvé les quelques mots à adresser. Il aurait dit… Ou autre chose. AD.

Il y avait le souvenir en soi. Il y avait le souvenir, hors soi, du récit raconté par d’autres. Il y avait, longtemps après, le souvenir du retour sur le lieu du crime de lèse-majesté contre l’enfant apprenti-roi. Il aurait fallu pouvoir faire une synthèse des trois et l’enregistrer dans un dossier Souvenirs Pondérés. – Étrange cette nuit ce chat roux inconnu, assis au milieu du trottoir, qui me regardait sans crainte tandis que je rentrais chez moi. – JMG.

sur le parvis de la cathédrale, cube de pierre blanche, profil sculpté de Jeanne d’Arc, quelques lignes, hagiographie, lettres de pierre, à quelques mètres une statue de Markus Lupertz, homme au mouton sur les épaules, comme voûté sous le poids, l’écho qui là s’installe (l’intention s’en douter, presque ridicule), mais comment la briser, s’y engouffrer, pour quelle brèche
quand la statue encore immobile dans la ville mb

Il aurait fallu capturer l’odeur dans les petites boîtes en métal. Mais comment garder l’éphémère ? Se lover au cœur des paradoxes évanescents…Il aurait fallu. MCG.

il aurait fallu que je plonge dans cette brume qui semblait s’étendre dans toutes les directions, que je m’aventure en son volume vaporeux dénué de limites, m’y risque m’y perde comme enfant imprudent, la revête ainsi qu’une camisole douce et humide déposant des perles sur la peau et la parfumant telle une essence de fleurs, espace impressionnant ouvert à l’intérieur dans le grand tout, rien qu’un pas de plus ou deux, il aurait fallu FR.

Hier matin, j’ai fait quelques courses, je pensais à cette journée à venir, pleine de travail. Je traverse la place, mince, et l’expo! Je m’engueule toute seule: Notée sur l’agenda, sur un bout de papier sur la table, mais comment tu as pu faire pour la zapper. Du coup, je m’arrête, qu’est-ce que je fais, j’y vais ? Mais non, non, impossible, La contrariété te fait marcher plus vite, tu le vois ce mail de la médiathèque, tu le vois ! SW.

dans la lumière du jour qui point, il nous aurait fallu volonté commune de voir, d’attendre avant de pouvoir, d’espérer le moment de regarder ensemble au même endroit. On roulait depuis quelques heures déjà, la fatigue n’était plus un souvenir de la journée passée, si éprouvante, de la nuit trop courte qui lui avait succédé, hachée et à peine reposante, mais une réalité qui amoncelait son refus de nous laisser paisibles. | Là, maintenant, le long de la grande route, il aurait fallu un répit dans nos temps désaccordés pour apercevoir ensemble cette femme sortant de la station-service par la porte latérale, fichu mal accroché aux cheveux sûrement encore chauds du réveil aux aurores, la blouse passée à la va-vite sur la vieille robe de tous les jours, les sabots de plastique sur les pieds fatigués, et ce regard qu’elle nous a lancé, froid et bref, alors qu’on claquait nos portières, dans nos mains fébriles les gobelets fumants qui nous tiendraient de carburant en lieu et place d’amour et d’espoir pour revenir de l’au-revoir. | Pour continuer le voyage, partager les instants qui feraient notre histoire, il nous aurait fallu la voir, la regarder vraiment, lui sourire en silence, alors aurait-elle cru, pensé ou même souhaité, que sur cette route ouverte, nous repartions ensemble dans la même direction, au lieu d’en solitude, chacun sur son chemin de pensées. GAS.

Plutôt que l’enjamber, il aurait fallu heurter du pied la forme qui faisait corps sans personne, allongée là en travers de la porte de l’immeuble, roulée dans une bâche bleue comme un vulgaire tapis, dos à la rue, au bord des écritures ; à proximité un casque de vélo ; la pensée fugace qu’il aurait pu s’agir d’un cycliste accidenté ; on aurait préféré, on aurait su quoi faire. CM.

On ne sera jamais désolé de vivre. CPr.

Date du jour. Brume épaisse. Le temps est élastique. RBV.

Comme j’étais dans son quartier (arrondissement où je vais rarement) j’ai pensé à l’appeler pour aller boire un verre (c’était l’occasion) surtout qu’en ce moment je pense souvent à lui (c’est vrai). J’aurais aimé lui donner des nouvelles de la famille. Lui dire comment mes parents vieillissent. Ils sont toujours là, certes mais changés : précautionneux, ratatinés, heureux, angoissés, malheureux, enjoués. Et chez toi comment ça va ? Dis, comment vas-tu ? CB.

A la fin de sa vie, avant qu’on porte le diagnostic et qu’il quitte la maison pour la maison de retraite, il revenait sans cesse sur ce souvenir d’une bête qu’il n’avait pas sauvée. Trop tard, appelé trop tard, arrivé trop tard, il en pleurait, tentait de se justifier, en portait encore le poids. J’ai lu depuis que les vétérinaires se suicidaient trois à quatre fois plus que la population générale, deux fois plus que les soignants en santé humaine, plus que les agriculteurs : souffrance des animaux et de leurs maîtres , maltraitance des propriétaires, pratique de l’euthanasie, solitude et impréparation, médicament dans le tiroir pour guérir définitivement de la fatigue émotionnelle. DGL.

le jour où il est parti de son appartement d’ici (enfin juste contiguë cette petite ville, on pourrait la nommer mais pourquoi faire ?), il y a une avenue du général De Gaulle fatalement – il y vivait (en face il y avait une banque et une librairie) était-ce il y a trois ans dis-moi, je ne sais plus, il avait pris un taxi les déménageurs étaient dans l’appartement (il y a peu de gonzesses dans cette corporation) j’ai vu passer le taxi, prendre l’avenue perpendiculaire – j’aurais dû prendre mon téléphone, t’appeler, te dire attends que je t’embrasse mais entre hommes ça ne se fait pas trop. PCH.

immense baie vitrée au quatrième étage — le regard plonge dans ce qui s’ouvre — il s’échappe loin — dans la salle les choristes en répétition — un Ave Maria s’élève lentement — se sentir hors du temps — les pensées sur la colline en face — l’image du corps s’approchant de la baie et traversant — être un ange quoi — mais ici et maintenant — je dois lire un passage des Vagues de Virginia Woolf — le soleil n’était pas encore levé — le soleil au loin dans son déclin — réintégrer son corps — SV.

Pas écrit hier à une amie. Attendait une réponse rapide, l’amie silencieuse pendant des années. 
Joie de la lire à nouveau, l’amie soudain pressée.
Je m’étais promis de. Vite.
En me couchant, oubli devant les yeux.
Pas eu le temps de. Bien sûr. Mais.
CdeC

Emprunter le même chemin pour une promenade en famille que pour aller travailler. Le souvenir de l’image de la veille refait surface. Sur les bords de l’image. En sursis. Un couple de Roms vit là avec ses deux enfants dans l’inconfort et la promiscuité de leur tente. Je me reproche de ne pas leur avoir donné d’argent. Difficile à avouer. Dans un coin ensoleillé du cimetière de La Villette, un homme à lunettes de soleil, sur une chaise pliante de couleur vive, livre en mains. À cet endroit, il y a plusieurs années, un SDF avait construit un abri pour dormir à l’insu de la ville. PM.

Foule dispersée en grappes sous les lampadaires. Des pans de peau des membres morcelés par les ombres. Se frayer un chemin, fragile et mal à l’aise, de cette part de soi déversée sur scène. Chercher des yeux une balise, un appui. Se diriger vers le bar. Et là, passant la porte, le regard appuyé d’un anonyme. Perdre au vol un mot qui nous était sans doute destiné. FL.

Regards furtifs et en colère derrière la vitre droite de sa voiture contre la vitre gauche de la mienne, son feu droit contre mon gauche, collés, chacune tentant de se faufiler dans la longue allée de pare-chocs, chacune s’estimant légitime de la place attitrée de première, chacune.
Il en faut de peu pour que je la… CM.

De mon petit balcon, je domine ceux qui vont, celles qui viennent, à petits pas, grandes enjambées, trottant, trottinettes, cahin-caha…Je ronge son retard,
je tonsure, 
je vide les minutes jusqu’à l’évidence : 
M’en vais créer des marionnettes à cheveux. 
CG-H

Il y a eu cet échange entre le violon et le violoncelle comme distraitement, presque comme s’ils s’accordaient, et sa répétition, une fois, deux fois, et c’était comme une attente, un suspens d’où rien de connu n’aurait pu sortir, nos respirations retenues, et même les notes claires, joyeuses, du piano qui sont venues danser sur leur murmure qui persistait ne dénouaient encore mon besoin d’un envol hors de moi si haletant que ne le désirais plus… BC.

Elle lèche une cuillère vide. A la rue, vieille, peut-être vietnamienne… Ses paupières fatiguées tombent sur ses yeux. Deux couteaux.
Je lui jette un œil comme on jette son fil à la rivière. Mes pas « caoutchoucs » m’entraînent déjà sur leur rail invisible quand une soif me prend qui me fait voir de l’eau partout sous un soleil de plomb. Elle est là-bas c’est sûr, avec ses yeux de pirogue !
CaB

Il aurait peut-être fallu que je touche au pompon de mon petit cousin qui était dans la même classe que moi pour lui signifier que j’étais attaché à lui et pour rire avec lui. Mais nous ramions tous dans la même direction avec un bâton en aluminium. Le spectacle du petit mousse s’est émoussé. E.V.

Autour de la poubelle, disséminés à la diable, un matelas, un perroquet en plastique, des bouts d’objets sales – lambeaux désolés d’une chambre d’enfant. Juché sur le trottoir, à peine à l’écart, un lapin rose regarde la scène. Du point de vue de son unique oeil, elle fonctionne : une explosion a tout balancé là, quelqu’un va surgir du désastre, quelque chose va naître, il attend. Alors on l’enjambe en silence et par respect, on ne prend pas de photo. LD.

Cette sculpture, une petite statuette, je l’ai longuement regardée, je l’ai prise en mains pour en vérifier le prix.  J’ai tourné autour, tenté de l’acquérir en dépit du prix élevé. Elle contenait toutes les émotions intenses et confuses éprouvées depuis mon arrivée au Moulin dont le désir très vif de beauté et de sérénité quotidiennes. Peu m’importait alors la qualité et la densité des réunions auxquelles je participais, la finesse des plats servis lors des repas ou l’amabilité des personnes présentes. A si faible distance des terres de Flaubert, je me sentais habité par ce qu’il représentait pour moi. Il aurait fallu repartir avec la statuette et me mettre à l’écoute de mes intuitions. Ma vie en aurait elle été changée ? AB.

Ombres feutrées, brouillard blanc transpercé de halos dorés.Traversée de la ville apaisée, calfeutrée dans un silence ouaté. Dans la nuit, regard attiré par une fenêtre à la lumière voilée. Il aurait fallu sonner, prendre l’escalier, entrer. Respirer l’odeur bienfaisante du diner. S’inviter pour profiter de la conversation animée. Garder, précieusement, à l’abri, la chaleur du foyer. À ma fenêtre ce soir, il n’y a que le noir. ES.

Dehors, il y eut l’exception des rôtisseries qu’on sort sur les trottoirs, particulièrement les matins de dimanche où il ne pleut pas mais où parfois, en novembre, le soleil est en mélange avec la brume : jouer à s’approcher, se reculer, sentir jusqu’où l’appétit de vivre remonte, à partir d’où je m’écœure. PhS.

Une femme que je ne connais pas me sourit du trottoir d’en face. Comme un miroir qu’elle me tend, je me regarde, je la regarde, je pourrais traverser la rue, parler avec elle, certaine d’avoir mille points communs, peut-être même m’en faire une amie, mais je continue souriant sur mon trottoir, savourant le baume léger gonflé de futurs sur mes lèvres. MC.

Carré de ciel plié, diagonale: il est midi. Dans la trop grande surface, moins de monde pour les courses. Il fait un peu froid dans les allées de l’immense présentoir et tu  te hâtes en longeant tous les bacs pleins d’objets aux prix cassés. Envie de fuir. Une caisse libre, avec sa paroi de plexiglas. La caissière explique à la personne précédente qu’elle n’aura pas de pause avant dix-sept heures et qu’elle n’a pas eu le temps de manger. Elle a sur les épaules une petite laine. Un petit châle. Parce qu’en plus, ils baissent vraiment un peu beaucoup le chauffage, vous comprenez. Tu t’insurges intérieurement: comment ça, pas de pause?  Et là, tout l’après-midi, à ne pas bouger. Il faudrait voir la direction, faire quelque chose. Elle sourit tristement, te rappelle  quelqu’un. Tu lui souhaites lamentablement bon courage. en t’éloignant. Tu reviendras avec une étole pour elle, un cadeau que tu lui remettras, accompagné d un petit mot . La lettre à la direction, c’est fait. CE.

L’aurait fallu quoi ? D’autres lieux, d’autres circonstances, d’autres rencontres, l’aurait fallu y croire. Ne jamais regretter comme disent ceux qui n’ont pas de regret, l’aurait fallu une autre époque, un autre costume, d’autres parents, d’autres croyances peut -être, d’autres dés dans le jeu du hasard, l’aurait fallu vouloir et y penser. L’aurait fallu d’autres paysages d’autres ciels d’autres opportunités, l’aurait fallu tant d’autres… mais y’a pas eu alors au fond, qu’est-ce que ça change qu’il aurait fallu ? Rien. CP.

Ils marchaient dans la forêt ils s’étaient éloignés l’un de l’autre. Plus parler plus se déplier plus extirper le sens caché — il aurait fallu — plus tirer le fil plus arpenter leurs toiles d’araignée leurs ombres — il aurait fallu — pas çà pas répéter ça le tordu le on verra — il aurait fallu — ne pas glisser sur les mots — ils en avaient le temps — ne pas rester là figés — ils ne l’ont pas fait — comprendre leurs gestes, leurs sourires leurs grimaces le frémissement des lèvres — ils n’ont pas su ­— abîmés à jamais de leur perte  HA.

Il aurait fallu nous parler, nous montrer nues dans nos mots. Au fond d’un café, flipper, cabine de téléphone, zinc voilé par les cigarettes. On s’y casait l’hiver devant une tasse Lipton à l’abri des trottoirs pleins de ces fêtes de Noël auxquelles chacune son rôle il nous fallait participer. Ç’aurait été ça le cadeau, des mots vrais sur toi sur nous. Parler une fois c’est pour la vie, une seule fois dure toujours. Mais tu ne pouvais rien me dire sinon ce qu’on dit aux enfants. JK.

On aurait dû parler (oui, on aurait dû l’ouvrir) on aurait dû se lever (se dresser sur ses ergots, oui) on aurait dû taper du poing sur la table et dire ce qu’on pensait. On a préféré le silence (on l’a fermé) on s’est arrêté net (on s’est planqué, oui) on a menti par omission, on a eu le courage de faire semblant (de vrais héros) d’aimer cette posture. On a eu peur de déplaire et on s’est perdu. On vit avec cette déception sur le dos maintenant, cela nous fait courber l’échine. On s’est tu. IG.

– Regarde la rosace !
Au plafond de l’appartement du dernier étage d’un immeuble bourgeois. Aperçu furtivement dans la nuit. Et si je traversais. Et si je poussais le portail. Et si je montais les étages. Et si je frappais à la porte. Sûre que je n’y retrouverais pas les personnages de /Huit heures ne font pas un jour/ de Fassbinder, quittés quelques minutes plus tôt. Sûre du contraste avec l’appartement des Krüger-Epp, une famille de la classe ouvrière du Cologne des années 70. IVa.

Je charrie des mètres cubes de terre à la main, ébranlé par le vent d’Autan qui souffle fort et assèche la sueur qui perle à mes tempes. De temps à autre, rêveries, l’avant-bras sur le manche de la pelle. J’entrevois en contre-bas, une « fête » chez le voisin.  Une tireuse à bière est installée sur la terrasse, les invités font cercle alors que les enfants s’égaillent dans le jardin. Pourquoi n’ai-je pas dévalé la sente pour me désaltérer et rompre avec l’isolement ? XW.

L’avion était tombé en panne à Tokyo et la compagnie avait logé tous ses 
passagers dans un grand hôtel.
Plusieurs fois au restaurant à côté de ma table s’est assise une jeune 
femme silencieuse
triste et visiblement sans appétit. Vingt ans après je me demande
encore pourquoi je n’ai pas osé lui parler.
Je reste convaincu qu’il aurait fallu…
JCB

Les liens se délitent et tu ne sais plus qui tu es. L’enfance a passé, les mois d’août, le train, la chaleur, le village, la beauté des Abruzzes, le Gran Sasso, les jeux dans la rue, la terrasse inondée de blancheur, le rideau multicolore de la porte d’entrée, les jus de fruits dans la cantine, la place, la fête du quinze août, les grands escaliers pour entrer dans la maison adossée à la colline brûlée par le soleil implacable, et puis tu oublies, tu veux vivre ta vie d’adulte et tu t’éloignes du passé familial parce que tu ne trouves pas qui tu es. Un tremblement de terre en 2009, un sursaut vers les maisons détruites, les visages, les voix retrouvées. L’urgence d’y retourner, de se retourner vers qui tu es vraiment, avec eux. Des regrets du temps perdu à mille choses insignifiantes alors que l’essentiel de ta vie t’attendait là. TdeP.

Un gars, assis en face de moi, même galère, même salle d’attente, cela seul nous relie et notre age, sensiblement le même, à vue de nez. Sur ses doigts des bagues argentées, têtes de mort. Sur ses mains des tatouages, sur son visage, une expression grave et pensive et une forme de douceur paradoxale qui me propulsent dans un passé aux contours flou, une perception de quelque chose lié à de la fatalité, à un choix radical, comme un bannissement. J’ai connu des gens portant cette sorte de tatouage et ce genre de regard, il y a très longtemps, dans mon adolescence. Je retrouve l’impression puissante que me firent alors ces dessins sur la peau et que ne produisent jamais en moi les tatouages actuels. Les tatouages que l’on fait aujourd’hui sont profondément en phase avec la société, ils en sont même devenu un chic. Ceux-là, au contraire surgissent d’un monde radicalement en marge, ils ouvrent la porte sur un éternel exil. C’est, sur une main une croix avec un Christ, sur l’autre, le visage de la muerte mexicaine; sur chaque doigt quelques lettres formant des mots que je ne parviens pas à lire. Je regarde ces mains, ses mains et je cherche, dans les contours flous de ce qu’elles font surgir à ma mémoire ce qui, en moi, mystérieusement, leur fait écho. LP.

Salon Livre et Mer. Chapiteau des auteurs. Allées. Longues rangées d’étals. Piles de livres. (La BD de Briac. Méridien. Illustrations somptueuses. Tentures où s’enroulent de lentes oppressions. Couleurs de poisons capiteux.  Des visages blancs et creusés – entre vie et mort… Dédicace. Sous le pinceau taches de jaune aplats de bleu, traits venus de rien et de nulle part, griffes noires rapides sur le papier. La main dit 3 ans et demie à vivre avec le bouquin, après comme un vide. Sur la page de garde le personnage sorti de l’histoire me fixe pour Jacques. Concarneau. Pareil le jour inoublié d’en gare de Lyon. Depuis la vitre du compartiment l’affiche du jeune homme net  l’engagez-vous militaire. Devant elle – recraché – un voyageur tassé fume : le même homme. Plus vieux. Drapé dans sa fatigue de civil déchu et ordinaire. Portes. JdeT.


Peut-être qu’il aurait fallu répondre. Mais il y a la lassitude des réponses. Peut-être qu’il y aurait fallu encore faire des efforts. Mais il y a le plaisir d’écrire. Peut-être qu’il aurait fallu garder des traces. Mais il y a la certitude de la finitude. Le vide qui résonne. Silence. CeC .

Boulevard où un lampadaire sur deux est allumé à la tombée du jour. Collectivement se serrer la ceinture dans la pénombre. Sans mot. Excuse-moi, chef, t’as pas un peu de monnaie pour que j’achète à manger. Non. Je survis par carte bancaire depuis quelque temps, j’ai rendez-vous quelques néons plus loin, j’ai pas le temps, je ne veux rien savoir de la misère du monde, pour un instant seulement. Cirer son âme & dire je t’aime. Il y a des mots qui peuvent sauver la vie. JT.

Le parc est plongé dans l’obscurité et j’attends qu’il soit l’heure de sonner à sa porte. Le salon de F. est éclairé et visible de l’extérieur, les chambres à l’étage sont plongées dans l’obscurité, les enfants sont déjà couchés. Le lac est paisible, les arbres découpent le ciel sombre de cette journée froide et la lune brillante s’étale derrière le passage vif d’une fumée de nuages tel un voile sur le souvenir de cette soirée à la belle étoile sur son balcon. MTu.

Il y a le sourire de Papa qui rigole et qui disparaît, comme le chat d’Alice, et les notifications qui ramènent au maintenant. Des mains en l’air, les miennes, des pieds sous les miens, les siens. La pièce me semble immense, et c’est moi qui ris, aux éclats, c’est comme de voler – cette apesanteur, comme du coton, quand je tombe en flottant, d’avoir trop mangé, du soleil un peu loin, pas de mains sur les miennes, la peau frissonne, comme sous l’effet d’une caresse, des mots que je n’ai pas dits, d’autres venus depuis, au bord des lèvres. AF.

Tourner la grosse clef sans bruit, ne rien effrayer, donner de l’air aux piles de linge, aux draps épais d’autrefois, accueillir leur parole, soulever la poussière, espérer la robe bleue, les nappes brodées, déplier la robe de mariée, le jupon empesé, ouvrir le coffret doré, garder le silence, il aurait fallu. MM.

Sur ce que je crois être une table de chevet – sans toutefois me souvenir de la présence d’un lit – une boite de marqueterie de la taille de ma paume ornée d’un portrait de femme. J’aurais aimé l’ouvrir. (Souvent, ces boites sont vides.) FT.

Trois minutes et quarante-cinq secondes. Cette phrase peut être parlée en Europe centrale ou en Asie, vous me préciserez où en l’écoutant. D’abord l’accélération tranquille d’un moteur suivie d’autres bourdonnements qui génèrent un grondement. L’un de mes deux voisins, assis sur le banc, parle (en kurde ?), zappe, chante une bribe de chanson par cœur. Un peu après à la même place une femme converse au téléphone (en langue japonaise ?). Je cherche le moment sans le regarder. NE.

Elle entre dans la salle de l’atelier et me dit « Vous savez c’est fou tous ces souvenirs qui disparaissent avec ma maladie… « Je tente de la rassurer : Vous nous avez déjà raconté tant de choses sur votre enfance, sur votre métier. » Et c’est vrai, je ne mens pas. Reste que j’avance à pas comptés et que, souvent, je n’ose l’interroger car, face à une question sur une période oubliée, son visage se fige et s’attriste à contempler l’immense vide du souvenir perdu. XG.

La passante du bord de l’eau, il aurait fallu la suivre, mais un instant seulement et à juste distance. Ni l’aborder ni lui parler, seulement entrer dans son atmosphère. Me placer dans son sillage, respirer son parfum, sentir le vent de sa marche et que vienne jusqu’à moi qui la suis un peu des souvenirs et des pensées de l’inconnue émané d’elle comme sur un chemin au printemps les effluves légers des tilleuls. AMr.

Les années et les heures ont la même étymologie. Aujourd’hui est souvent aussi loin que ce dont je ne me souviens pas il y a trente ans. Je ne sais pas si je rêve d’idées ou d’images. Entraperçu dans un rétro où je vérifiais si je m’étais bien rasé la personne dont je venais de quitter le domicile. C’était elle et c’était impossible. Plutôt que de me retourner, jai vérifié dans le rétro. Elle n’y était plus. J’essaye de me souvenir de ce que j’ai aperçu. TH.

A surgi dans l’angle, ombre aux contours flous, visible à peine dans la nuit noire. J’ai aperçu la silhouette d’un homme à travers la vitre, côté passager. Marchait sur le bas-côté de la nationale. N’avait pas de gilet jaune, de vêtement fluorescent, de lampe frontale. Aucune phosphorescence permettant d’être vraiment vu. Dangereux, je me suis dit. Peut-être était-il en panne, peut-être aurais-je du m’arrêter, porter secours. Mais j’ai poursuivi ma route, en direction opposée. PV.

Hier. Pas d’heures et des poussières. Rues vides, sans vie, si n’est quelques rats se disputant les déchets de mon attention. Je cherche du regard quelque-chose à quoi m’accrocher. Au beau milieu de la nuit, même les motos se font rares. Un chat passe, certes, ce n’est pas comme si je ne l’avais jamais vu. C’est même un habitué de mes insomnies. Je pense à la cigarette que j’aurais pu fumer si je fumais encore, quelques bouffées imaginaires pénètrent les poumons. Alors que j’essaie maladroitement de faire des ronds de fumée invisible, il me semble croiser le regard d’une chouette blanche, perchée sur le lampadaire juste en face. J’ai d’abord un doute : suis-je en train d’halluciner ? Comment puis-je me prouver que cette vision existe ? Il aurait fallu saisir une image, prendre le téléphone qui chargeait dans le salon. Mais bien trop peur que la créature parte en mon absence. Je préfère profiter de l’instant. Au lieu de rester calme, je ne peux m’empêcher de faire un bruit pour attirer son attention. Elle s’envole aussitôt et disparait derrière la pagode, aussi belle qu’effrayante. Je me dis que personne, à part l’écriture, ne croira en ce que j’ai cru voir. La photo aurait été superbe : l’oiseau majestueux, son plumage blanc, presque phosphorescent, l’immensité des pupilles, sa posture fière, presque noble, surplombant la nuit du quartier… Et puis ne rien regretter, il faut bien accepter de ne pouvoir tout saisir, accepter que les apparitions les plus étranges se font souvent sous fond de disparition. Je ne suis pas amer, bien au contraire; je me sens privilégié, et même choyé par la ville qui, en plein coeur du réel, vient de m’ouvrir une brèche dans le fantastique. AnM.

 « Ma belle-sœur, c’est une fille de bas étage », je viens d’entendre ces mots sortant de la bouche de mon voisin de table. Il raconte sa vie, j’entends qu’il est le fils d’un boulanger et d’une femme de ménage. J’aurais aimé le questionner, comprendre pourquoi il utilisait ces mots. Qu’est-ce qui venait de lui, et quelle était la part de son passé dans cette phrase ? LS.

À peine belle. Alanguie au milieu du soir qui s’étire. Très belle un instant. Montrant ses lisières au hasard. Une passante presque immobile. À portée immédiate. Se refermer. Définitive perdue. Avant même de concevoir le premier geste d’approche. Intense proximité évanouie. Pas le moins du monde esquissée. Occasion non déclarée. Quasiment tout irrésolu dans le rien infini. Restera belle à jamais. PhB.

J’ai vu des cercles café au lait, mélange de crasse et de tartre, à la base du robinet col de cygne, à l’arrière de la colonne de douche de sa chambre. Des toiles au plafond, des moutons sous le lit, des miettes, toutes sortes de miettes des jours derniers, sur son siège aussi, quand je l’ai mise au lit. Il aurait fallu venir avec une brosse à dents, une boite de bicarbonate, il aurait fallu frotter, passer l’attrape -poussières, vidanger le conduit du lavabo, passer la balayette, la serpillière même. A la place je me suis tenue près d’elle, j’ai regardé ses doigts attrapant les petits morceaux de rôti, sa bouche aspirant goulûment le contenu du petit pot de glace, j’ai regardé ses yeux ciller lorsque sur ses tempes, j’ai déposé un pois de pommade riche. J’ai soutenu son corps, il ne la porte plus. On voudrait effacer la misère en EHPAD et apporter pour tous vers 17h des fleurs pour assainir, des comptines et des rires, des gourmandises. J’ai vu là-bas de la tristesse à la pelle, la collective détresse, le grand désarroi , et cette offense faite aux vieux est passée dans mes nerfs. Je ne peux pas entendre « on n’y peut rien ». SMR .

La table est sale. Débris des longs jours sans attente. Coulures poisseuses sur murs crochus. Des chats hurlent dans mes bribes de souvenirs, sans rompre la torpeur de quelques vagabonds qui regardent pisser les badauds comme on contemple une icône. Il aurait fallu rire de tout. J’ai tenté le sourire, mauvais, jauni, aride. J’ai enfilé des perles sur mes cordes usées de pauvre Pénélope. Modeste veuve d’après-midi miteux, soleil trop chaud faisant suinter les fards, trop jeune encore, ou déjà trop passée pour donner du panache à une laideur commune. CamB.

Je m’apprête à traverser la route. Une voiture pile et s’arrête brusquement. Coup d’œil vers le conducteur. Flash sur la passagère. C’est elle. Je suis sûre que c’est elle malgré les essuie-glaces qui couinent et la pluie qui ruisselle sur le parebrise. Elle était mon amie il y a longtemps. Un jour, elle est partie en silence, sans un adieu, sans laisser d’adresse. Sans donner de raison. Je n’avais pas su, je n’avais rien vu, on était pourtant proches…jamais de nouvelles…La voiture est repartie à toute vitesse. Le moment est passé. Je suis restée là, meurtrie, blessée, impuissante. Trop tard. Encore une fois. MEs.

Il faisait beau… plutôt chaud, en ce mois de novembre étrange encore printanier, feuilles vertes, merles chantants. On aurait dû ouvrir la fenêtre en grand, laisser entrer le soleil… Let the sunshine in… mais on avait décidé le cinéma, encore. On devait partir, être à l’heure, rejoindre les autres. On devait. Et puis l’oiseau s’est jeté contre la grande vitre fermée.. et propre. Il n’a rien vu, est tombé, étourdi. Une mésange – c’est si joli une mésange. L’œil s’est terni, très vite. Dit-on dernier soupir pour un si petit animal ? BF.

il aurait fallu continuer        continuer d’arpenter le boulevard        dans ce halo infini        continuer d’habiter là         à quelques numéros de toi       (ne pas aller vivre dans la maison des ombres)        on aurait continué à marcher         le boulevard se serait étiré        j’aurais grandi à l’abri de ton calme         ce calme un peu austère qui apaisait mes fantômes        on aurait marché dans un boulevard sans fin        un jour je me serais envolée. MuB

Le vol de grues en V parfait dans un ciel trop bleu de novembre a retenu notre attention pendant quelques minutes. Le temps s’arrête et fige les corps les mains dans le dos, la nuque cassée, les yeux clignotants au soleil. Il n’y a plus que les oiseaux guidés par un instinct très sûr, criant dans l’azur frais. Il aurait fallu y aller nous aussi. On aurait dû faire partie du voyage. Je lève les bras vers le ciel et déjà les plumes frémissent d’une promesse nouvelle. OS.

Il suffirait que  j’ouvre la porte cachée dans treillis de la clôture, que je brave les chiens, que je grave chaque détail au plus profond de moi pour toujours, que je dise que je viens chercher du sel. Il aurait suffi de croire à une extrême urgence, à  ce qui se révèle de l’autre côté du miroir. Mais la paresse, l’indifférence ?, la hâte de l’inutile. HB.

…Il aurait fallu se glisser dans une lenteur sans bord, en oubliant l’avant et l’après, pour juste là, oublier aussi l’impatience. Relever comme le ferait un géomètre, les fils ténus de nos présences, les mettre en relief, explorer patiemment ce qui donnait sens aux renoncements passés et aux recommencements espérés… renouveler ces instants fugaces de présences et d’échanges… le rien de prévu… l’ouverture sur l’après… les perspectives qui nous animaient… quelque chose que nous découvririons unique beaucoup plus tardivement, happés par la hâte de nos vies… et, faire face à une nostalgie silencieuse… A.N. 

Un moment de plus, un moment de pluie, de nuages ou de soleil, qu’importe. Dans l’instant où l’espace et le temps nous éloignent sans nous séparer, comme un saut dans le vide, une perte de sens. L’incompréhension a besoin d’un sas, quelques heures, un jour entier, jusqu’à ce qu’un objet, un vêtement, une herbe, un lieu, un son, un parfum permette de vivre à nouveau. Et Aragon qui résonne. La verveine pousse et s’envole vers vous. UP.

Sauter du toit et passer de l’autre côté. Les entendre m’appeler au loin, puis plus du tout. Se perdre dans la forêt de taule. Ouvrir les boîtes au hasard. L’une d’entre elle est un navire qui part. Voir des mes yeux ce qui sent si fort et comprendre qu’ils parlent sans savoir. Rentrer la nuit tombée et affronter leurs regards qui ont changé. A jamais dans les récits de famille je serai celui qu’on doit surveiller. Les grands se taisent ; ils ne sont plus les seuls conteurs. JH.

Coup d’œil à gauche dans le virage. Rangée d’arbres en miroir dans le bassin de rétention. Orange, or, rouge. Sans un souffle. Une pliure dans la vallée. Un rectangle découpé copié-collé dans le paysage. Il aurait fallu s’arrêter pour photographier. S’y perdre entre l’envers et l’endroit. HG.

Il aurait fallu briser la vitre, passer au-delà du miroir reflétant ma silhouette. Je l’aurais alors vu sourire du bonheur de rentrer, de retrouver la lumière familière, les odeurs âcres de la ville. Je l’aurais alors vu pleurer ceux qu’elle a quittés, rencontres éphémères et chamarrées. Il aurait fallu qu’elle marche encore nu pied dans la terre pour continuer à rire. FbS.

En différé, indifférente et pourtant intriguée. A posteriori. C’était la nuit. Un bruit qui se poursuit. Des cris ou n’était-ce que des éclats de voix, une porte qui claque. Des pas. Le chat aux aguets derrière les volets. Dans l’heure creuse de minuit, dans le creux du lit. On repense aux autres fois: l’ambulance en bas de chez moi, l’incendie chez le voisin, la femme malmenée, deux jeunes filles éméchées, le cri du choucas dans l’orage. Les fois où l’on s’est levé, les fois où l’on n’a pas bougé. Un choix. Secondes suspendues dans l’obscurité. Puis le silence. Ne pas pouvoir deviner sa qualité: habille-t- on le silence de nos craintes? La scène imaginée a percolé dans mon rêve et s’est mêlée au récit de Venise que je venais de lire. La surface moirée des canaux tremble quand apparaît la longue barque noire, les murs des ruelles se resserrent. Le réveil m’a extraite du danger. Le chat est toujours aux aguets, la lune nappe le silence. LL.

D’abord un cri, comme un appel. 
La maison dort. Est-elle la seule à l’entendre ?
Sortir dans la nuit, se glisser hors du lit, soulever l’édredon sans réveiller sa soeur. 
Immobile, elle reste, guettant un autre signal. 
Il se renouvelle plus proche : hou, hou, hou… Le hululement de la chouette, déjà entendu une nuit. Sa grand-mère s’était signée. Visage fermé.
Elle ne répond pas à l’appel.
C.G.

La gueule de la libraire encaissant mes huit euros pour L’Alphabet des Femmes de Gospodinov. Cette façon de ne pas sourire, de ne pas croiser mon regard, d’à peine desserrer les dents pour le protocole élémentaire — d’ailleurs pas bonjour. J’en ai lancé un à la cantonade en entrant, oui, comme dans une librairie de province et non dans le temple du livre à deux pas de La Sorbonne. Pas par provocation : la porte était ouverte, c’était un jour férié, il faisait beau, je ne viens jamais dans ce quartier, la dernière fois en avril, j’avais acheté La Lisière de Kassabova, parce que L’Écho du lac était indisponible, et puis trop cher encore. Une personne affable m’avait indiqué le rayon des Balkans, et son inutilité dans ma quête : elle écrit en anglais, elle est au rayon littérature anglaise. J’ai oublié ça et j’ai cherché à nouveau dans le mauvais rayon. Inévitablement, je n’y ai pas trouvé ce que je venais chercher, L’Écho du lac à nouveau. Et plus tard dans l’après-midi, j’ai écrit ces quelques lignes au sujet du lac de Saint-Bon, ce souvenir que j’avais évoqué le matin même avec une amie au café, un café, « La lumière », où j’avais lancé un bonjour à la cantonade en entrant, alors que j’y venais pour la première fois, mais là on m’avait répondu, et accueillie chaleureusement. Nous avons bu du thé et du café alternativement, et j’ai raconté la quête d’Ida, ma grand-mère disparue à plus d’un titre (morte, oui, mais où, enterrée où ? Mariée où ? Née où ? Épouse quoi si pas seulement Cordoliani ? Ou femme de qui à part femme de chambre… ?) dont je piste les traces : cette quête généalogique (ce jeu de nous) constitue la meilleure réponse que j’ai apportée à la douleur de mon genou, disparue elle aussi, depuis. Et par extension, des souvenirs de mon grand-père, que je ne cherchais pas, sont revenus sur le devant de la scène. Je ne les avais pas oubliés du tout, mais ils étaient relégués (dans un autre legs, donc), ils n’étaient en rien pertinents (et il faudrait l’écrire père-tinent, bien que je ne sache pas quoi faire de cette désinence, pour l’instant… tient, tenant, mais quoi ? La place, toute la place, du père qui fait faux-bon, sûrement et toujours cette hésitation sur l’orthographe de Saint-Bon ou Bond ? Bonté ou lien  ? « Patience  ! », je me souviens que c’était l’injonction familière de ce grand-père-tinent. Il lui en aura fallu pour refaire surface au lac. Patience… ! Comme dit Golaud, exaspéré par l’incapacité de son fils de sept ans à satisfaire sa curiosité maladive. Pourtant, à bien y réfléchir, mon grand-père disait davantage « Bonté divine »… Mais l’exaspération terrible, qui respire lourdement et roule des yeux, voilà leur point commun. Encore aujourd’hui, je me sens tout près de ce petit garçon qui la sent gronder comme l’orage.) —, pas bonjour, et à peine merci et pas au revoir non plus, il aurait fallu l’effacer, avec une grosse gomme à rature, la gueule de la libraire, posée derrière son comptoir snob, incapable de voir combien de planètes favorables s’alignent pour que je sorte avec L’Alphabet des Femmes sous mon bras et dans la tête, l’écho du lac. EC.

Hier #2/40 : « voyage sur la carapace d’une torture sage ». D’une tortue. D’une tortue. Un R s’et glissé dans mes souvenirs. Torture d’une mémoire fragment ? égratignure dans le poésie de mon enfance ? De quand date la torture ? D’hier au milieu des réminiscences délavées ou de ce temps là où je cherchais des clés à mon imagination, où je fermais les yeux pour mieux voir la forêt traversée, à cheval sur le lent animal. Torture de ne jamais trouver les mots adéquats. Mâchouiller un crayon à facettes et être déçue qu’il ne se résigne pas à mes dents. IsB.

Brève apparition de palmiers en enfilade, suivie d’une palissade hermétique au regard, juste après des palmiers nains ouvrent le début d’une allée, un portail bas qu’il serait aisé d’ouvrir en empêche l’accès, au bout de l’allée une petite maison basse, mais étendue prolongée d’une véranda… trop loin pour être certain de la véranda… convergence de promeneurs, un voile, des effluences exotiques d’épices, un parfum enfantin. MS.

La boucle se balance. La lumière traverse le verre opaque. C’est une unique boucle d’oreille. C’est un cygne ou du moins un oiseau. Le cheveu, noir, est ras sur la nuque. La tête glisse horizontalement dans l’air fixe, sans remous. L’homme avance. Je ne vois pas le dos. Je ne vois pas les jambes. La tête s’éloigne et le bijou. Poussée par la nuque, évoluant le long d’un rail invisible, la tête s’en va, emporte le visage. Je n’accélère pas. MaT.

au rayon fruits et légumes, cette conversation entre un client et l’étalagiste : on pourrait en faire un roman, vous me donnez une idée, vous rigolez mais je vais vous dire… Le client s’approche et lui parle à voix basse, je m’éloigne avec mes pommes. JC.

J’aperçois de l’allée la femme-statue, par tout temps penchée sur le bassin rocailleux, par tout temps médusée de s’y découvrir. Mais de quelle couleur est l’eau, quel en est son motif, alors que les arbres se déplument et le ciel s’affadit ? Je n’ai pas la force aujourd’hui d’y croiser mon reflet. ASD.

Ils coupent des arbres. Lui avec la tronçonneuse. Penser au feu, aux cervelas ; cet hiver, un manque. Il faudra. VF.

Il aurait fallu en passant rattraper l’enfant qui courait. Au bout de la jetée ne pas le laisser fuir. Sous la bâche translucide les poteaux bleus : un vide froid. Il aurait fallu retenir l’enfant    celui-là qui passait et n’avait pas de cri. À la sortie du Temple je porte la boite avec les hommes; ça me revient: le poids pour son corps de plume. Devant le bar fermé des « Frères » je me souviens qu’elle a couru sur cette jetée de sable. Elle aussi. Longtemps. Loin. Quand nous n’étions pas nés. NH.    

Belle soirée douce, belle nuit, bel endroit et ce matin le soleil qui perce la brume, les reflets sur la mer et tout ça, les papotages tranquilles autour du café, le petit déjeuner qui dure encore et puis le départ, un peu de vent, l’odeur du camion, toujours pas envie d’aller là-bas, pas envie de civilités, il aurait fallu ne pas tourner au rond point, se tromper de chemin,  j’aurais préféré ne pas. IsC.

Il aurait fallu lui dire, que je lui dise, qu’il était tellement beau, beau à en chialer,  mais les mots sont juste restés – le mouvement du tramway la valse des entrées – et moi avec cette idée – un souffle dans la nuque une main le long de la barbe drue et un peu grise déjà, ce que ça lui aurait fait de recevoir ça – lui, une fois parti. Il aurait fallu lui dire… LDP.

Forêt. Dans le grand soleil chaud de novembre, parmi les cerfs, dans le grand son rauque  de leur brame, quelque part dans le labyrinthe, j’entrevois le chemin. Il n’existe pas mais il est là. Tous les signes sont là, champignon léopard, enfilade tortueuse des troncs noueux exactement disposés. Au creux de mon ventre, pulsion de la course dans les feuilles et les mousses, appel du corps désarticulé, disparition de ma verticalité, s’engouffrer dans le cerneau des noix, s’efilandrer dans l’âme du lierre. 
Dire au revoir ou ne pas dire ?
TD.

il aurait fallu filmer — ce jour-là — dans les allées du cimetière de La Villette. sa silhouette rouge, des pieds à la tête, la jupe, la cape, le béret. rouge elle se déplace entre le gris des tombes. ma gêne de n’être là qu’en quête de lumière quand elle vient s’occuper de ses morts. nous marchons sur deux allées parallèles. le soleil magistral illumine le contour des mauvaises herbes qui poussent dans les bacs. elle disparaît derrière une chapelle, ressurgit un peu plus haut, comme dans un conte — rouge, pour disparaître tout à fait. CD.

Il aurait fallu faire quelques pas de côté, retenir les appréhensions, sourdes ou claires, celles de la petite voix, celles du ventre, faire quelques pas de côté sans se laisser intimider par le bout de ficelle tendu entre la haie et la clôture, faire quelques pas de côté et insister pour passer sous ce fil, prendre le sentier naturel qui longe l’enclos.
Il aurait fallu vaincre le sentiment de menace qui pèse car ce que l’on va trouver plus loin (les jappements désespérés ne font pas l’ombre d’un doute) sont l’œuvre de l’homme.
Il aurait fallu ne pas penser à son regard de pierre, à son gigantisme, à la crainte qu’il arrive à l’instant où faire quelques pas de côté pour sauver, se transforment en curée.
Il aurait fallu… Prendre un autre chemin, au propre comme au figuré.
MM

Elle remonte la rue en pente, courbée, gestes désordonnés, paroles échappées en solitaire, vie affolée, happant le regard de qui veut bien de qui ose le croiser puis elle disparait dans le rétroviseur. EM

avancer une journée entière dans la ville, collecter tous les visages croisés, qu’ils s’impriment sur la rétine, les collectionner, arrêter le temps et à chacun consacrer l’éternité, les garder ni dessinés, ni décrits, pour chacun trouver un mot ou l’inventer (peut-être alors retrouver les traits des visages oubliés) RA.

S’asseoir. Entrer dans sa voix. Il aurait fallu tout prendre de son chant, plein corps, comme une totalité du monde, sur le bout de trottoir, avec cette sensation (perçue, oui, dans l’instant de la rencontre) que se jouait là l’insondable unité de ce qui nous lie, de ce qui nous fait, elle, à la langue inconnue, et moi, nous chauffer, nous attabler, nous consoler au même jour. Il aurait fallu prendre le temps de voir les matériaux autour de nous mûrir dans son chant. Mes propres traits changer. MR.

Lever la tête, juste le temps d’apercevoir un rideau qui se ferme sur la pénombre, personne, pas même une silhouette, qui se dissimule derrière les deux pans du voile dans cet immeuble à appartements supervisés, une personne âgée sans doute pour qui la seule distraction désormais, les seuls instants de vie en mouvement sont ceux volés à l’extérieur depuis l’obscurité de l’appartement silencieux où personne ne vient jamais à l’exception des aides soignants et ménagers qui n’ont pas le temps de s’attarder. Une fraction de seconde et le rideau retombe sur une ombre. CK.

Il aurait fallu presser /pause/ un quart de seconde après le premier regard. Fallu figer celui des gens autour façon ces films où les protagonistes déambulent entre des statues vivantes figées dans l’instant. S’engouffrer dans l’iris de l’autre amorcer un sourire de reconnaissance. Échange univoque et dépourvu de mot qui dirait quelque chose comme /à tout à l’heure peut-être ?/. LC.

Il aurait fallu embrayer le pas sur les talons de l’homme, se mettre dans la cadence, tenir à l’oeil la veine qui gonflait et se résorbait à l’arrière de sa cuisse, une veine bleue, saillante, attaquer la grande montée à petites foulées – je sais qu’après la pente est moins raide -, régler mon souffle sur le sien, laisser le rythme de mon cœur s’accélérer. AC.

Bouteilles en plastique à la main jusqu’à la fontaine, vu subrepticement sur la gauche un vase renversé sur la pierre, second passage, hésiter, le relever peut-être, et ces fleurs en plastique légères s’envoleront bien vite, et vase relevé léger aussi, le relever ou pas, et si retombe, passer mine de rien, reposer son attention sur la conversation commencée. Mais en quittant le cimetière, regrets. BG.

Dans un TGV vers Paris. Un homme avance dans le couloir. Il vient de monter, et ne s’assoit pas loin de moi. La bonne cinquantaine, chaussures pour marcher, tenue décontractée, mais soignée. Il ôte sa veste, dépose son sac à dos de ville sur le siège voisin. Quelques minutes plus tard il se plonge dans des mots croisés. Non ce n’est sans doute pas un universitaire, même s’il ressemble à un prof que j’ai eu à la fac, il y a longtemps. Cet homme-là que fait-il dans la vie ? Que fait-il de sa vie ? PS.

Pourquoi sur cette peau de si nombreux tatouages ?… Comme à la surface d’un étang une foule d’animaux qui n’auraient pas eu raison d’y surnager ou qui auraient eu toutes les raisons du monde de le faire après tout ? (si je les avais interrogés…) SC.

Quand le vieux chien Max est entré s’est jeté sur moi pour me saluer avant de s’étaler par terre dans le soleil un autre après-midi s’est détaché. Miroitement. RC.

Je ne sais pas si tu sais, mais… Il se tourne, la phrase s’arrête, les points se suspendent et le mystère s’emmêle.
J’imagine alors toutes ces choses qu’il sait que je ne sais pas.
J’envisage ce qu’il ne sait pas que je sais et je sais qu’il y a des choses qu’il ne sait pas.
Mais jamais je ne saurai ce qu’en cet instant, il aurait fallu savoir.
SL.

Il aurait fallu arrêter la voiture et baisser le carreau, peut-être ne rien dire, rester un peu pour voir, même sans demander, ne pas prendre la fuite, continuer de rouler, faire comme si de rien, toute une vie comme si, c’est long une vie. CLG.

Face à l’escalier, en bas dans la voiture. J’attends. Le bois des portes vitrées d’un marron très sombre celle du brou de noix, une zone très nettement plus claire, poncée peut-être. La séparation est rectiligne. La main veut se poser, appuyer, évaluer la différence de couleurs au seul toucher. Pour cela se déplier, sortir, claquer la porte, monter les marches de marbre, et l’enfant seul endormi sur le siège. Dans la nuit revient ceci : la main posée sur le front chaud encore, quelques jours plus tard la main sur le front froid dans la pièce froide. Dans la nuit plus encore, ceci la porte et tout ce qu’il y avait autour, les statues, les piscines, le stade, avaient été construits quand elle naissait aux grandes heures du fascisme. TM.

Une silhouette, un grand corps penché un peu en avant, vers le tapis roulant de la caissière. Des provisions défilent, derrière la paroi en plexiglas censée protéger les gens du COVID. Un boubou blanc, descendant de toute la hauteur de la silhouette, et des cheveux crêpus grisonnant, sur la peau noire, un profil altier, oui, c’est cela, altier, digne, auguste et ce corps courbé vers les provisions qui défilent sur le tapis roulant de la caisse du supermarché, une multitude de caisses, de caissiers, de clients, de produits et cette silhouette-là, ce boubou blanc, ce visage incliné. VP.

J’ai ramassé ce matin un médaillon d’entre les tombes, abandonné au sol, ovale cassé sur les bords, en porcelaine, photo sépia d une femme en buste coiffée années 40. Je cherchais une sépulture familiale dont j’ avais découvert l’existence il y a peu, et je l’ai ramassé. N’avaient vu ni mon compagnon ni le gardien qui nous guidait.  Pensé minute à aller voir à quelle sépulture il appartenait, pour le remettre, pour en savoir plus sur la dame, peut-être, creuser. Pensé plus tard à comment il avait pu être arraché et posé là, tempête, vol ? SyS.

Le village vide des pierres du gris un fond de soleil un chat borgne m observe une promesse d’apprentissage peint les murs à 200 mètres une boutique et 12 mains à l’huile s’attardent sur des toiles demi crayonnés. Les perspectives brouillées j envie les grands yeux papiers. Un accent me propose d’entrer sur le seuil je sais les contours flous je manque les marches le temps n’est pas venu de sauter JenH .

Lui, seul au fond de l’allée, face à la stèle, l’enfant au cyclamen rouge tandis que par nappes s’étend le brouillard. Il aurait fallu ta main sur son épaule. Juste ta main. MACM.

Se dire qu’on aura bien le temps de lui avouer notre proximité ou notre appréciation. Se rappeler de la stupeur à l’annonce de son suicide. Se consoler en relisant son Autoportrait, ou les tercets qui clôturent le dernier livre. S’en vouloir de ne lui avoir jamais posté cette lettre pourtant écrite, désormais orpheline de destinataire. PhP.

Il aurait fallu quelques  minutes  de plus. Hélas le feu est passé au vert. Elle a démarré, je n’ai rien pu faire. Le temps, plantée sur le trottoir, de la dévisager. Jeanine, c’était Jeanine, perdue de vue depuis son départ vers la grande ville. Le temps de la reconnaitre. Elle avait changé, un viage blême, fatigué, plus rien de sa vivacité, une ombre triste derrière la vitre. Elle ne m’avait pas vue ou peut-être pas voulu me voir. Il nous aurait fallu quelques minutes de plus pour un bonjour, aller ensemble au bistrot prendre un café. Une rencontre ratée. Mais avions-nous quelque chose à nous dire après ces années de silence ? ChD.

Dans l’encoignure tapissée de carton de la dernière porte du magasin une femme est assise sur un petit tabouret en plastique vert les jambes repliées vers sa poitrine elle tient  un gobelet  légèrement penché vers ceux qui marchent. Plus loin mais du même coté, un jeune homme assis sur un petit pliant joue sur un violon des airs celtiques les rythmant du pied. Devant lui l’étui de son violon ouvert reçoit les pièces des spectateurs d’un instant. Ils étaient cote à cote. Séparés. Comparés. LT.

Il t’échappe une fois de plus, le nom du personnage. Pourtant tu as le titre du livre, son auteur, tu sais que tu l’as lu il n’y a pas si longtemps, un livre de poche, tu vois la couverture, l’image. Mais tu ne le retrouves plus. Tu l’as prêté ? Mal rangé ? Il aurait fallu noter à qui tu prêtes tes livres, il aurait fallu prendre le temps de les ranger, de chercher celui-là, de retrouver le nom de ce personnage. C’est quand même lui le personnage principal… JD.

Je marche, je marche.
Je pose mon poids sur la roche blanche, face au vide, grand, puissant.
Il aurait suffi que le pierrier glisse sous le pied, petit éboulement, pour que la montagne s’effrite, s’effondre et se sentir glisser dans les entrailles de la terre pour appartenir au mouvement intérieur, de cette planète fascinante.
AL

Sans bords. Une lieu circulaire, dont les distances sont indéfinissables, dont les contours sont noyés dans les masses sombres, une porte, justement en pierre, des personnes affairées : elles parlent, elles regardent autour, ne regardent rien de précis, rentrer dans une ville ancienne, en passant d’abord par la rue principale, traverser cette ville une seule fois , ne pensant jamais y revenir, les souvenirs de ce moment : c’est une voiture  roulant au pas, un temps maussade, aucun personnage, et puis, plus tard / bien des années après / regarder autrement et faire en écrivant ces lignes des pointS de comparaison, retrouver des éléments épars, qui ressemblent à / sont similaires à telle autre situation, – comme par exemple, la posture assise dans la voiture, l’envers : passer par la rue principale / explorer les ruelles, choses que l’on pas noté, parce que choses qu’on pensait sans importance. IdeM

Aujourd’hui, c’est la grande flotte, la décharge est gorgée d’eau. Aujourd’hui, c’est trempé, les déchets, qui ont été des choses avant, importantes peut-être pour des gens, trempent dans des flaques qui les avalent. Repère sur mon parcours, le temps d’un feu, je l’observe à travers un rideau de pluie, ce fameux tas dont personne ne voit jamais qui l’alimente. D’un carton détrempé dépassent quelques photos. Je jurerais que… la ressemblance est troublante… Je pourrais me garer et farfouiller dans le tas de photos gondolées dont les contours ne sont déjà plus qu’images qui coulent, je pourrais m’assurer que…Je démarre alors que le rapprochement s’est évanoui et que, dans mon souvenir, il s’enfuit déjà. ESM.

Marché. J’ai dû me garer près de l’ilot boisé sur la rivière, la passerelle au portail cadenassé, le panneau Propriété Privée, le cours d’eau étroit. Si je pouvais, avec une paire de cuissardes, ou la prochaine canicule. Ou quand la nuit tombe et hop ! par-dessus le portail. — Et tout ça pour quoi ? Sur Google Earth, ce n’est qu’un bois comme un autre (et pas un cèpe). — Mais le petit texte dans Sauveterre y gagnerait.
Il y en avait des comme ça sur la Loire.
(Traverser le cours d’eau sous la passerelle, ou par-dessus le portail ? — On peut aussi aller sonner chez le propriétaire.)
WL

Au moment où je remontais à vélo la rue de la mésange, le brouillard en nappes épaisses tombait sur la ville, absorbait tout, même la cathédrale. Un monde se laissait engloutir de l’autre côté de la ligne de tram, devenait images d’archives, photographie vieillie. Il aurait fallu traverser et se laisser envahir par la brume. Disparaître et renaître ailleurs? CelB.

La pièce est tapissée du sol jusqu’au plafond d’étagères de bibliothèque où s’entassent des livres, et sur les livres des feuillets, des revues, d’autres livres couchés. Ça sent le vieux parquet, le tabac, le bois ciré, le vieux papier. Un certain ordre pourtant se remarque, une attention au décor, aux objets. Sur le guéridon, à côté d’un samovar, s’empilent dans une assiette des éclairs au chocolat. LH.

Peut-être que deux ou trois pas de plus vers le lac auraient modifié le cours des choses. Envolées les barrières de froide ferraille, aux lettres détourées, pas encore le grand plongeon… trouver une voie, d’eau, vers quelle traversée, dérivée sans tangente.SG.

Il aurait fallu savoir retenir ce visage déposé sur le miroir comme on retient une leçon, on ne retient jamais les leçons, il aurait fallu de toutes ses forces – on en avait si peu – mais comment ; de quels bords un visage d’enfant est fait, de quelles frontières fermées quand on ignore même qu’il existe des frontières, fermé comme un poing mon visage d’enfant qu’il aurait fallu envisager plus fermement avant qu’il ne disparaisse tout à fait, mais quand. ArM.

On aurait pu rester là plus longtemps. Il aurait fallu faire un pas de côté et retenir l’élégance du geste de ce type qui donnait à manger aux pigeons. On aurait saisi la froideur de l’hiver, mes poings gelés calés au fond des poches. Il aurait fallu s’approcher davantage, on ne peut plus s’approcher davantage. On va laisser flotter des images. SyB.

Il aurait fallu qu’on se parle davantage pour mieux fixer les sensations. Se souvenir 11 / 11 / 22 à distance. Sa face est dans la tristesse / la tristesse est dedans / dedans, dedans ; dedans le désespoir / et le désespoir est dans son élément (Michaux). ÉL.

Sa voix parlait aux autres alentour. Eut-il fallu qu’il me l’adresse pour que je l’entende aujourd’hui ? Qu’elle disperse ma matière. Je décrirai sa voix, la dirai pierreuse, paysanne. Je parlerai de son accent de montagnes sans saison. Ne l’entendrai pas. Il aurait fallu traverser le salon, ne pas se cogner aux tables basses, aux fauteuils. Lui adresser ma présence, une main sur son bras. Qu’il me voie l’écouter. Les histoires de nos ancêtres à travers sa voix, il m’aurait fallu. GB.


Silhouette ou plutôt masse mais à ce point ponctuée de lumières que c’est comme le tracé d’un mégot au bout d’une main folle agité dans la nuit qui flotte dans l’épaisseur grandissante, toute vibration cessant, sous un dôme bleu circonscrit à mesure que l’ancien gris de plomb se crispe en obscurité, les taches, hublots, particules ponctuant comme formes vives cette sorte alors de silhouette, et cette translation immobile, dans sa majesté de luciole, portant si peu de mouvement est comme partir, partir qui se pourrait, là maintenant très loin. VB.

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6 commentaires à propos de “#compiles #03/40 | il aurait fallu”

  1. J’ai commencé lecture, c’est fort mais 480 caractères me semble une des règles d’or. Non ?