Sur une toute petite page de mon carnet corné, ton visage est censé prendre toute la place, tes épaules ne peuvent que s’imaginer dans le hors-champ et, pour qui oserait, la naissance de tes seins sous le balcon de tes clavicules, trop fortement marquées, elles, sur le papier. Il y a pourtant eu du jeu de pointe et d’estompe, mais comment rendre le luisant sans le faire apparaître une barre dure ? Tes yeux sont un entrelacs de traits timides, de traits effacés, de traits raffermis. L’écartement est a peu près trouvé mais le point blanc au centre de la prunelle sombre est sans doute trop grand. La bouche a été faite d’un premier jet, au risque de la faire paraître fugitive mais en profitant de l’arrondi trouvé dans ce premier jet, qui était celui de mes propres paroles encourageant le crayon. Même tentative pour le nez mais qui a échoué, il a donc fallu y revenir, la gomme a travaillé là, le papier en porte trace. Le problème des narines s’est douloureusement posé. Il a fallu trancher pour la même technique que celle des pupilles mais avec plus de blanc encore, alors qu’il n’aurait pas dû y en avoir du tout. Courbe du menton, double courbe inversée de l’envol gracieux du cou. Là, les traits de premier jet se sont imposés, il y aurait presque eu de quoi se croire un peintre oriental. Et pour finir, se reposer, en laissant venir l’écriture fine des dessins de ton mouchoir de tête.
Je ne suis pas arrivé un jour dans la cour de ta concession au moment où tu tressais une amie, ou au moment où tu écossais des arachides, profitant du fait que tu allais être plus ou moins immobile un long moment. Je ne me suis pas exclamé, après les salutations d’usage bien sûr, parce que la lumière venant sur toi était particulièrement favorable et cherchant tout de suite un tabouret pour m’installer face à toi. Tu n’as pas crié, tu n’as pas fait mine de fuir, tout en riant et protestant que ta tenue du jour ne convenait pas. Puis tu ne t’es pas radoucie, prenant une voix toute fine pour t’assurer que le dessin serait bien pour toi. Je n’ai pas alors sorti de feuille pliée en quatre du revers de couverture de mon carnet pour te montrer qu’il y aurait bien un double, qui te reviendrait, une fois le dessin arrangé… Je n’ai pas eu à cacher honteusement dans mes mains la couverture cornée du carnet toujours dans ma poche, maculé de sueur, tordu à tous les sièges de taxi-brousse où je me serais assis avant tout cela. Tu n’as pas pris la pose sérieuse, celle que tu ne prenais jamais pour tresser tes amies ou pour faire quelque chose d’aussi trivial qu’écosser les arachides. L’instant devenait solennel, d’ailleurs mon cœur battant aurait pu d’abord me faire rater les premiers traits. Tu aurais ainsi vu ma gomme, entendu les soupirs et les renâclements de qui n’y arrive pas comme il voudrait et mon regard tendu impossiblement vers toi et douloureusement vers le papier.
Toute la finesse de la composition de l’image. Une autre genèse que la photo avec les mots qui servent de conducteurs aux lumières de la création qui émergent ça et là. C’est vraiment beau. Et si subtil. Merci.
« Tes yeux sont un entrelacs de traits timides, de traits effacés, de traits raffermis. » ce portrait ( à la mine de plomb? avec des rehauts au crayon blanc) comme on plonge dans le regard regardant et passant du visage au carnet … impossiblement ( si vivant)