Comment ça, tu ne la connais pas ? Avec un nom pareil, elle sort du cadre…Treize lettres… A l’époque où les filles devaient broder leurs noms sur les blouses -une semaine rose, une semaine bleue- il y avait de quoi faire. Encore que… aujourd’hui, … les noms compliqués, les venus d’ailleurs, ce n’est pas ce qui manque… Mais on ne brode plus les noms sur les blouses. Il n’y a plus de blouses. Si encore elle avait tout fait pour rester parfaitement invisible…on aurait compris, on ne se serait pas aventurés dans la recherche des traces… d’ailleurs, la question est peut-être là… elle a semé juste ce qu’il faut pour devenir une sorte d’aperçu en soi…Mais l’aperçu se densifie et se solidifie, sans doute parce que ça la dépasse un peu… Forcément, elle a bien un corps, un visage, des images, des dates, des blessures et des mots qui lui correspondent, une signature, comme disent les spécialistes -ce que je ne suis pas, je tiens à le préciser. Récemment, il semble qu’elle se soit penchée sur ce qui d’elle habite la toile… Pas celle que Pénélope défaisait la nuit pour reprendre au matin le tissage fait pour gagner du temps…. Non, on dirait qu’elle a décidé de rassembler les éléments hétéroclites d’une mosaïque, constituée par les concrétions et secrétions de la toile la concernant … un peu comme le faisait son lointain ancêtre qui inventoriait minutieusement les lieux-clés et événements emblématiques de la ville dont il était le prévôt. D’ailleurs, elle a trouvé dans les écrits qu’il a laissés les deux mots (un petit adjectif et un beau nom commun) qui lui serviront à ouvrir le domaine. Elle parait toujours être dans l’entrée en matière, ça en deviendrait presque pénible, sauf qu’au bout d’un moment on réalise que l’exploration a bien avancé. A la limite, elle pourrait bien ressembler à une ville, un peu spéciale. Avec un fleuve, ou une rivière, forcément, portant des péniches pleines à ras-bords de nostalgie, comme dans une chanson qu’elle a écrite ; pas d’affiches, pas de voitures , des marcheurs lents sur les quais et dans les rues bordées de frênes et de mauvaises herbes bonnes pour la santé ; des bâtiments clairs aux grandes baies donnant sur des petites collines faites de terre rejetée puis ensemencée ; des quartiers anciens avec venelles, bruissement et prieuré ; des vitrines claires avec livres, quelques fermes à cour carrée plantées un peu en hauteur au beau milieu des quartiers, des champs de blé disséminés par petites parcelles dans les arrondissements pour qu’au moins une fois dans sa vie, chaque habitant puisse voir se former les épis jusqu’à la moisson. Enfin, pour l’instant, elle avance masquée, -ce qui n’a rien d’original par les temps qui courent- mais c’est à visage découvert qu’elle cueille les fleurs qui s’échappent des murs et des grilles, affirmant que tout ce qui dépasse appartient au peuple : c’est le bouquet, je ne te décris pas… Les temps sont durs… au temps de l’ancêtre, c’était la peste et la ville avait fait l’objet d’une protection singulière sous le signe de la procession du saint Cordon. Elle a fait des recherches à ce sujet… tu sais bien : avec les pestes modernes, les cordons sanitaires ont pris d’autres formes et adopté un nouveau lexique qui sonne comme usurpation aux oreilles de notre inconnue : pour elle, distanciation renvoyait en profondeur à la réflexion de Brecht ; les barrières étaient dans les champs ou faisaient penser aux barricades mystérieuses… De ce fait, pour se défendre de tout ce qui est pompeux dans l’histoire, elle a écrit un conte léger qui se retrouve quelque part dans la mosaïque…Allez, je te laisse… elle est encore repartie marcher le long de l’eau, comme dans la chanson Isabeau se promène… c’est déroutant…je ne sais pas où elle va ni ce qui va émerger ni où ça nous mène…alors je lâche l’affaire, on n’ira pas jusqu’à mener l’enquête. Non, vraiment pas…