Dans ce miroir, chaque matin dès l’aube se reflètent ses joues et son cou. Il se rase, fait crisser le coupe-chou sur sa peau aspergée d’eau très chaude. Rasé de frais. Chaque jour. Une vie passée à ne pas se regarder soi, à surveiller son reflet pour être sûr que la peau est nette, la moustache bien taillée et qu’on est présentable.
Sur la photo, tirée en carte postale pour les familles et les visiteurs, on voit des soldats blessés, encadrés d’infirmières religieuses. Ils posent en uniformes, bras bandé, tête enrubannée, pied surélevé. Lui est debout, béret de chasseur alpin replié réglementairement sur l’oreille. Il est droit malgré la douleur. Ce qui prend toute la photo, ce qui attire l’oeil au milieu de toutes celles et de tous ceux qui posent, c’est son visage qui prend toute la lumière.
La douleur vient d’ailleurs, du flanc, de l’intérieur. Il cherche l’air, bouche grande ouverte d’un poisson tiré de l’eau, yeux écarquillés de terreur. La chair et le poumon transpercés, il étouffe. Son visage semble entrer en lui-même, aspiré par son corps dépressurisé par la baïonnette qui l’a traversé.
On le voit encore palimpseste des traits de ses petits fils qui, devenus adultes à leur tour, ont conservé de lui les grandes lignes du front, du nez, du menton, celles qui contiennent et perpétuent la ressemblance, alors que les petites filles n’ont conservé de lui que son regard qu’elles déclinent en plusieurs couleurs d’yeux
impossible de le décrire, pourtant, l’image est là, ancrée dans la mémoire.
Chaque nuit, depuis sa mort, il la visite, son visage se penche sur elle, elle entend l’histoire qu’il lui racontait lorsqu’elle était enfant, une version du petit Poucet qui n’appartenait qu’à lui. Son accent de la terre est empli de douceur. Dans son rêve elle s’endort, bercée par sa voix. Puis elle s’éveille en pleurs, en sueur dans une nuit sans visage.
Sur les photos qu’il reste de lui, le temps peine à s’inscrire. Sur aucune il ne semble avoir d’âge.
« Six mois que tu nous as quittés déjà, mais ton image restera longtemps encore gravée dans nos mémoires » J’ai lu ça dans un livre, un poche de chez Minuit. Et je m’interroge sur ce qu’il reste d’un visage qu’on ne voit plus, dont on n’a plus de photos, plus de traces, hors la mémoire précisément. Six mois que tu nous as quittés et ton image est encore là, laquelle? La dernière image du dernier moment partagé, celle qui figure sur le journal de l’entreprise avec le faire-part de décès, celle de la photo que l’on préfère parce que c’était là, parce qu’elle souriait, parce qu’il était si beau…, celle que la mémoire construit au fur et à mesure que l’image s’estompe et qui devient d’autant plus infidèle qu’elle parait fidèle, figée, formolée? Six mois que tu nous as quittés, puis un ans, puis six ans, puis dix ans et toujours cette même image d’un visage qui nous saute au visage, qui s’efface sitôt qu’on tente de la fixer, image floue, impossible à décrire, à dessiner, six mois qu’elle se grave en s’effaçant. Comme la voix. Jusqu’à l’oubli.
tu ne peux pas le décrire le visage du gamin qui t’a percé tu ne peux pas l’oublier non plus tu l’as vu toute ta vie il s’est interposé dans tes nuits il s’est superposé à d’autres visages longtemps et faisait monter en toi le frisson de la rage tu ne peux pas le décrire tu n’aurais jamais pu tu te souviens du casque et des yeux du regard au moment où la baïonnette est entrée en toi tout le reste tu l’as reconstruit comme un masque en terre cuite
Que dire d’un visage? Qu’en voir? Quelles ressemblances en extraire? Il ressemble à son père, à sa mère, ce sont deux soeurs… ça se voit à quoi? Une forme globale? Une manière de tenir la tête, de regarder, de sourire, de bouger les lèvres? Ou bien une ligne de sourcil, un arrondi des joues ou un angle du menton, le dessin de la lèvre supérieure, une dent curieusement placée. J’ai toujours été impressionné par les personnes qui pouvait capter un détail, tu as vu, elle a les yeux de son père, le front de sa mère, moi pour qui un visage est une énigme de singularité.
Je le reconnaitrais entre mille sans pouvoir dire en quoi il est reconnaissable.
Pas de photo de lui enfant, pas de photo de lui sans moustache, en culotte courte et sabots. Reste à l’imaginer. À partir de son regard espiègle et fier?
quand il était couché sur les pentes des Vosges son visage était souffrance presque visage de mort. Il ne se ressemblait plus, presque cadavre. La première équipe de brancardiers l’a laissé là, après avoir jugé à son visage qu’il ne passerait pas la nuit. Dans la nuit, une seconde équipe l’a recueilli. Le noir donnait à son visage une teinte d’espoir.
Un cadre en bois au centre duquel dans un ovale il pose, médaillé, bras croisé, visage au centre du cadre. Autour de l’ovale, brodé, son nom, son bataillon de chasseur alpin, sa division, les citations, Guerre 1914-1918 et sous la photo BLESSÉ AU LINGE 20 JUILLET 1915. La broderie est de lettres d’or puis du vert, du bleu, du blanc, du rouge.