Vendredi 27 septembre 2013
3h15 du matin : l’insomnie s’est installée depuis des mois. Je profite maintenant de mes nuits pour écrire, celles que j’appelle mes nuits « daliniennes ». Après l’enlèvement du plâtre il y a quelques jours, une autre fracture se révèle. Est-ce l’annonce d’une mue prochaine ? Plutôt les prémices d’une rupture avec une vie professionnelle aliénante. Une urgence à comprendre ce passage d’une cohérence intime à la co-errance générale et cette nécessité qui fut la mienne de se (me) duper à ce point. La décision reste à prendre, ou à accepter si elle s’impose de l’extérieur. De quelle manière ? En me tenant prête ? J’ai rêvé dans le peu de sommeil, d’un bus et d’oliviers ; rappel des années 70, une virée en Espagne, un vieux conducteur de bus… Mes carnets de bords, toujours à portée de main, j’ai l’envie d’écrire sur tout ce qui surgit, quitte à entremêler les idées, à m’embrouiller l’esprit, à me perdre. Cette fracture d’en-dessous invite un souvenir de lecture : ce livre, de Paul Anselme, « la Démocratie » écrit en 1953 et lu pendant mes études de Droit. 3h30 : Café double et cigarette. Un privilège à cette heure-ci où je n’ai plus à être sur les routes sur et sous la neige pour rouler vers un congrès ou vers une urgence qui n’en a que l’apparence. Ce livre, le relire par petits bouts et m’en inspirer pour anticiper cette rupture promise à cette intention qui naît en moi. L’accident était opportun, avec cette obligation de mise à distance. Après ces dernières semaines de repos forcé (et béni), j’interroge le sens de ces mots et leur utilité : valeur, qualité, intelligence, exigence, espérance et surtout choix, engagement et dignité ? Comment en sortir vivante ? 18h : texte écrit « De co-errances en duperies ». J’ai cru ne pas arriver au terme. Au premier terme, puisque l’idée s’impose de le compléter par une série de mini-sketchs pour mise en situation. Dédramatiser participe à l’étape de séparation… 22h : aujourd’hui, j’ai oublié le Monde.
Mardi 27 septembre 2017
4h30 du matin : Presque une année à basculer dans l’écriture d’une fiction longue avec « Jeanne De… » Jeanne, qui n’est pas moi et que j’écris avec ardeur, pour qui j’éprouve tant d’empathie. Je la questionne sur ses intentions ; elle me répond, m’oriente dans son histoire. Je l’observe les yeux fermés ; je parviens à ressentir sa respiration, son parfum, ses humeurs. Au cœur de ce petit matin, je reste attentive à ce qui se passe à l’entre-deux du détail et du global. À regarder évoluer Jeanne – qui n’existe pas – j’apprends d’elle cela : me placer au centre pour le vécu et le à vivre, à côté pour la compréhension de l’architecture d’un moment de vie, les pourquoi et pour quoi elle se tient là, à ce croisement de son histoire et du thème choisi. Je me confronte à la difficulté d’expliquer aux lecteurs de mes premiers chapitres qu’Elle n’est pas moi. Je m’interroge si trop de proximité ne tue pas le contrat passé avec eux. Garder de la distance, ou du secret ? Réfléchir à un nom de plume à connotation neutre ou masculine ? J’en ai quelques-uns en tête. À creuser… 11h : Nuages bas et brouillard qui s’installe. Une journée à Haïkus. 14h : Frappe aérienne américaine sur Kaboul, Impact sur l’espace Schengen, les saoudiennes autorisées à conduire pendant que l’usage de l’avortement se restreint dans une partie de l’Europe. Une échelle particulière des valeurs, encore, au centre des décisions et toujours cette question persistante à propos de la dignité. 15h05 : Jeanne au cœur de mes pensées.
Jeudi 27 septembre 2018
5h50 : le Vaucluse, son soleil, sa lumière de chaque matin avec son drôle d’air à respirer. Un mois que je joue avec les cartons d’emménagement et les contraintes administratives. Une soupe au ras-le-bol mais à l’humeur joyeuse. Je souris aux vertus de l’âge et aux rencontres de coworkers ; il y a chez eux de la tonicité, pas toujours naturelle : l’œil est cerné, la peau grisâtre. Je vis des rencontres anachroniques : il y a les Start-uppers et moi. Il y a ceux qui croient à la vitesse, à l’agitation, et moi qui n’en veux plus, qui n’en éprouve plus le besoin pour créer et commencer (start-up) un autre projet. Citations de circonstances : « L’âge mûr c’est la période de la vie qui précède l’âge pourri. » Pierre Desproges. « Les trois grandes époques de l’humanité sont l’âge de la pierre, l’âge du bronze et l’âge de la retraite. » Jean-Charles. « Les vieux croient à tout ; les gens d’âge mûr mettent tout en doute ; les jeunes savent tout. » Oscar Wilde. L’âge ! Aujourd’hui, tout se résout en dix points… Parce qu’il s’agit, là encore, d’être efficace. Alors, comment assumer mon âge en dix points ? Je doute que cela soit suffisant. Je tente : 1/ Tu commences à décliner et cela n’ira pas en s’arrangeant. Pense à protéger tes illusions, elles te serviront en cas de nécessité, face aux attaques perfides. 2/Modère tes ambitions : pense en mois ou en semaines, voire en jours, et non en années. Les dizaines restent à proscrire. 3/ Remplace tes doutes par des certitudes, et inversement. Pour cela, prend quelques vessies pour des lanternes, elles éclaireront tes jours à venir d’une douce lumière et, à défaut, ton incontinence prochaine. 4/ Ne dis pas : « Je fais du sport », on ne te croira pas. Ne dis pas : « Je fais de la randonnée », dis plutôt : « Je pars débusquer l’inspiration dans la nature. » On te croira à moitié, ce sera déjà ça de gagné. 5/ Ne porte plus ton sac à main (ou ta sacoche) en bandoulière, tu révèlerais l’usage abusif du portage à l’épaule, endolorie par l’ancien filet garni qui abrita ton lourd passé. 6/ Aux chaussures confortables et à semelles compensées, qui te font des pieds de veau, préfère celles qui rattrapent les centimètres déjà perdus. Prévois large ! 7/ Résiste à la tentation de « faire jeune », tu serais gratifié·e de « vieille belle » ou de « vieux beau » ; c’est pire. 8/ Ajoute-toi des années, on ne résistera pas à l’envie de te dire que tu ne fais pas ton âge. Ne cherche pas à savoir lequel, tu risques d’être déçu·e. La déception étant un plat qui se mange très chaud, tu joues avec le feu. 9/ Si tes seins (ou autres) partent en chute libre, contiens-les, à moins que tu ne préfères la prière pour qu’ils regagnent le ciel au plus vite. Sinon, raccroche-les au point 1. 10/ Un dernier conseil : envers et contre tous, cultive la confiance en toi ! À écrire « Assumer son âge pour les « à quarante ans » et les « à vingt ans… et demi ». Troisième café ! Les cigarettes ne sont plus à compter.
Vendredi 27 septembre 2019 (complété quelques jours plus tard)
6h10 : Plus j’avance en écriture et plus je doute. Un doute féroce. Je signe toujours au bas de la page la croyance en mon inculture, renforcée par la soif d’apprendre davantage et par mon appréciation virulente sur mes écarts de connaissances. Un an que je me suis mise en retrait, mes textes avec. Plateforme oubliée et sites en jachère et en maintenance pour une durée indéterminée. Je bascule dans mes mémoires erronées, celles qui me rendent timide, frileuse, peureuse en écriture. Mais ces incertitudes annoncent un changement, je le sais. Mes carnets de bords se remplissent ; les projets s’accumulent. Quand s’ouvriront à nouveau les vases communicants ? Besoin de sincérité dans tout cela, d’honnêteté vis-à-vis de moi et de neutralité de mon éditeur interne. Il est demandé (proposé) d’écrire nos « 27 septembre ». Une commande a posteriori. Christa Wolf savait qu’elle avait à écrire ces futurs 27 septembre ; pas moi. Les miens sont dispersés, noyés dans une masse de feuillets, d’agendas, de bouts de papiers, de carnets ou au milieu d’autres dates – celles d’avant ou d’après. Comment me resituer dans cet a priori ? Comment me projeter dans un passé qui n’est plus, ni écrit, ni photographié ou filmé ? Prendre conscience de l’absence du jour daté et dans lequel j’ai vécu pour constater une non date, un jour inexistant, absent pour la plupart des années sollicitées… 18h : aujourd’hui, Jacques Chirac est mort. Mes personnages s’en fichent ; ils sont bien trop autocentrés, concentrés sur leur histoire, leurs problématiques, leur époque, leurs enjeux. Il ne reste que moi. Ai-je de la disponibilité pour lui, de l’espace pour ressentir entre ceux qui l’honorent et ceux qui l’abhorrent ? Est-ce que mon ressenti est important bien que naïf et spontané ? Pourquoi s’exposer moins pour lui que pour d’autres comme Jessye Norman ou Philippe Tome. Il y a les ressentis dits élitistes parce que culturels. Les autres sont souvent associés à la colère des uns, au cynisme de certains et soumis à l’ironie ambiante. Tous ceux qui m’ont parlé de Jacques Chirac ce 27 septembre ont parlé d’eux-mêmes. Ce qui revient à dire : en des termes peu glorieux, méprisants au nom d’un sens politique qui n’est qu’un sens personnel, celui qu’ils donnent à leur vie. Je ne souhaite pas cela à ma mort, ni à la leur. Cela va durer quelques jours encore, abondés par des révélations de « sources sûres ». Le certain : de ceci, j’en ferai quelque chose. 23 h : trois 27 septembre retrouvés. Difficile d’en apprécier l’intérêt. Des années charnières ? Peut-être… Les placer en ordre chronologique. À remodeler, ou pas.
Jeudi 27 septembre 2029
2h du matin : à mon intention, à celle qui vivait en 2019. Pour reprises, corrections, modifications ou à garder en l’état. Contre toute attente, Jeanne, Edmond, Victor, Marguerite et d’autres ont pris leur envol. J’ai aujourd’hui l’âge de Jeanne dont j’ai écrit l’histoire, il y a plus de dix ans. Commencé il y a quinze ans, pour être précise. Le doute sur mon écriture s’est transformé en trac. Un trac violent avant chaque publication, même si je m’autopublie avec une facilité déconcertante pour avoir osé, encore et encore. Je m’étais fixé ce rendez-vous : « Et dans dix ans, que sera mon 27 septembre ? » avec l’alternative d’être soit toujours présente à la vie soit disparue, envolée, essaimée aux quatre vents paysans. En une décennie, tous mes paysages ont changé. Les plus intimes d’abord, à finir de me libérer d’anciens carcans liés à une éducation dans laquelle je m’étais lovée depuis l’enfance, parce que née vieille et sous contraintes. Plus j’avance en âge et plus je développe une liberté peu autorisée auparavant. Je me libère dans un monde qui vient de traverser les plus fortes restrictions. Il y a deux ans, en septembre 2027, ce fut la révolution. Elle couvait depuis 2017. Ce fut une révolution profonde, loin de celle attendue ou imaginée, avec l’achèvement de ce syndrome du culte du Tout-Bien-être-Bonheur à l’individualisme forcené et déconnecteur de réalité. La disparition de quelques pays, dont certains en Europe, a secoué avec force les esprits et les pouvoirs en place. Mon village est devenu une ville. La paysanne de cœur se voit banlieusarde d’Aix-Marseille depuis que Marseille a été engloutie par les eaux et que les populations se sont déplacées et implantées entre Aix et Avignon. Il paraît que mon espérance de vie n’a plus de limites. Je ne me le souhaite pas bien que les mots « Jeunisme » et « Âgisme » ont disparu du langage et de la compréhension du monde. Les maisons de retraite n’existent plus, pour cause de profit. Non pas que le profit soit interdit mais devenu inutile s’il ne sert pas la collectivité, et la proximité. Je me souviens de l’éclatement de la bulle de massification où le trop grand, le trop ramassé, le trop concentré s’est retrouvé isolé faute d’investisseurs en soutien. Impossible de dire qui a fait le choix de la société dans laquelle je vis aujourd’hui. Oui, il y a eu la Révolution de 27. On y a tous participé… de chez nous. Pas de grands rassemblements comme en 1968, en 1995 ou en 2018. Il y a eu un stop, un arrêt sur image de la population, en silence. Ce silence, né du vide intellectuel installé, a été plus fort que le bruit, plus violent que la violence, plus efficace que n’importe quelle action de déstabilisation. Une révolution humaine au-delà de la terreur ; il n’y a pas eu de terreur mais le silence et l’absence. Chacun s’est mis en absence du Monde. En trois mois, c’était réglé. Il y a eu agitation et résistance de certains : ceux aux pouvoirs. Face à l’abandon et au repli du plus grand nombre, il y a eu effondrement des systèmes monétaire, politique et médiatique. Pendant un mois, plus aucune énergie n’a été distribuée. Il y eut des morts, et des naissances. Un chaos, en silence. Lever du jour : Il y a dix ans, je n’appréciais que la fiction et refusais l’autobiographie par inappétence. Dans cette période intermédiaire et depuis quelques mois, je n’écris plus que pour les enfants.
Texte à pépites dévoré d’une traite : j’ai beaucoup aimé vous suivre jusqu’en 2029. Une deuxième lecture s’imposera pour orpaillage en bonne et due forme … le récit des liens entre auteur et personnages, réflexion de l’une, émancipation des autres, fait écho.
Un grand merci pour votre lecture, Déneb ! Je trouve formidable ces échos intertextes. Je suis en retard, non pas vraiment de lectures (quoique) mais de commentaires à déposer ici. Vous faites partie de plusieurs auteurs que je lis sans les avoir encore commentés… mille excuses !
Quel plaisir pris à lire ce texte…je rejoins Déneb Kypros : dévoré d’un coup….j’aime beaucoup le mélange entre ces voix, mélange d’ humour, de profondeur et légèreté…(et je partage cette question sur les sacs en bandoulière, qui fait écho à un de mes textes…) merci
Merci beaucoup Marie-C pour votre commentaire, je suis touchée par l’intérêt suscité. Quant au sac en bandoulière (:-)), quel est votre texte en écho ? Un lien à poser pour le retrouver facilement ? J’irai le lire avec grand plaisir.
Merci! Voici ! 😉 un sac pour oreiller…https://www.tierslivre.net/ateliers/ta-gueule-le-je/
Merci Marie-C !
Heureuse de vous avoir suivie dans vos vagabondages. Les nuits d’insomnie sont parfois fertiles. Beaucoup de drôlerie dans le ton et bien des questions existentielles pourtant.
Qu’est devenue Jeanne et comment a t-elle traversé les grands chambardements de 2027?
Merci pour ces beaux textes. Oui qu’est devenue Jeanne ? Lecture très agréable de ces 27 septembre à l’ecriture inventive et passionnante. Humour apprécié à propos de l’âge. 😉Merci