1 – Si j’étais cinéaste, je filmerai un phénomène qu’on appelle Mer de brouillard et que j’ai observé plusieurs fois à la campagne depuis une maison située sur une crête. Ça se passe toujours le matin et en hiver la Mer de brouillard, mais on ne peut pas prévoir à l’avance quel matin de quel jour c’est toujours la surprise et cela fait partie du charme mais dans le cadre d’un tournage bien-sûr l’organisation ça risquerait d’être compliqué à moins de retenir l’équipe pour une durée indéterminée dans cette maison d’ailleurs très accueillante ça ne poserait pas de problème côté hébergement. Mais pour les disponibilités des uns et des autres ça pourrait être compliqué. On dit mer de brouillard mais ce que je filmerais si j’étais cinéaste ressemble putôt à un lac et dire que ça ressemble n’est pas juste, c’est vraiment un lac qu’on voit à la place de la vallée, avec au fond la silhouette noire des montagnes. Et pour peu qu’il y ait un rayon de soleil, on est transporté dans un autre monde où Lancelot et la Fée sont des personnages ordinaires. Ce que je dis là est une banalité, il ne faudrait pas que ça apparaisse dans le film. La vue du lac depuis le devant de la maison est déjà magnifique, mais je crois qu’il faudrait aussi le filmer d’un hélicoptère pour avoir une vue générale. Peut-être que je filmerais aussi la vallée un autre jour, quand il n’y a pas de mer de brouillard, et ainsi je pourrais alterner les images de prairie, chênes, arbres fruitiers, ronces, champs labourés, brebis, chevaux, avec celles du lac, pour montrer toutes choses recouvertes par le lac et aussi combien celui-ci est éphémère et rare. Mais non finalement peut-être pas, peut-être qu’il faudrait seulement les images du lac qui n’en est pas un. Et sans jamais dire ce que c’est.
2 – Car il est rare qu’un film montre des choses qui n’en sont pas sauf dans le cinéma fantastique et justement là, on inviterait pas le fantastique on filmerait ce lac comme un lac sans jamais laisser entendre ou supposer qu’il s’agit de quoi que ce soit. Pas de voix off faisant référence à Viviane ou à l’épée engloutie, surtout pas. S’il y avait une musique, elle serait Japonaise, ponctuée de longs silences. En général, le cinéma montre des immeubles, des montagnes, des rues etc… enfin des objets identifiables par les spectateurs de manière à les faire progresser dans l’histoire et même s’il s’agit d’un documentaire, on a toujours affaire à une voix off qui explique les agissements de l’animal filmé, presque toujours d’une manière anthropomorphe d’ailleurs, c’est gênant. Rien de cela dans mon film si j’étais cinéaste. Nous sommes tellement habitués à ce qu’on nous explique tout à l’avance : pitch, bande-annonce, et les coupures de presse qui dissèquent les intentions profondes du cinéaste, ici rien de tel. Le film serait tourné de manière à placer les spectateurs devant une énigme sans jamais être sûrs de trouver la clé, ce serait pour eux une expérience rare et passionnante qui demanderait certes de la patience puisqu’il ne se passerait strictement rien dans le film, mais justement la patience, c’est original et peu répandu.
3 – Et quand je dis qu’il ne se passerait rien dans le film, qu’est-ce-que j’en sais ? Et les mouvements du brouillard, et les différences de densité, les transparences, opacités, immobilités, fluidités, en réalité il se passerait des choses à chaque instant pour qui sait regarder. En réalité ce serait un film magnifique. Le phénomène Mer de brouillard quand il se produit peut durer des heures et je le filmerais in extenso et en plan-séquence (l’idée de l’hélicoptère n’est peut-être pas à retenir et de toutes façons demande de trop gros moyens financiers), de son apparition à sa disparition. Il est difficile d’imaginer quelle salle de cinéma accepterait de programmer un tel film, plusieurs heures d’un lac qui n’en est pas un. Je me demande même, en supposant une programmation et une bonne promotion, s’il resterait encore des spectateurs pour voir la fin du film, la disparition du lac qui est peut-être le moment le plus émouvant. Mais il se pourrait aussi que mon film que j’appellerais Sans Nom opère un effet d’hypnose et que les gens se mettent à voir grâce à lui des choses invisibles. Ce serait l’idéal. Une sorte d’invitation à la méditation, bien que les sièges de cinéma ne soient pas adaptés à cette pratique, à cause des accoudoirs. Mais alors, pourquoi pas la lévitation ? Évidemment, on pense tout de suite à une version en 4dx où les spectateurs auraient l’impression de marcher sur le lac, de plonger dedans etc… mais ça ne serait pas mon propos si j’étais cinéaste. Je préfèrerais intriguer, amener le public à se demander, à chercher la vérité, plutôt que de lui faire éprouver des illusions de perceptions.
4 – Clairement ce film irait à l’encontre de tout ce qui se fait et se pense actuellement dans l’air du temps, même s’il était réalisé il ne serait programmé nulle part et le projeter dans la grange de la maison dont j’ai parlé aurait un intérêt limité puisque les habitants ont devant leur porte le phénomène vivant toujours renouvelé ; je pourrais donc m’éviter les affres du financement, du tournage, de la promo et des critiques en filmant Sans Nom tout simplement avec mon téléphone et en me le projetant à moi-même les nuits d’insomnies, étant ainsi à la fois autrice, productrice, réalisatrice et spectatrice puisque je ne suis pas cinéaste.
Ce serait clairement (oui oui meme pour Mer de brouillard:) un film que j’aimerais beaucoup voir! les mouvements du brouillard la musique japonaise il ne se passerait rien voir des choses invisibles la disparition du lac….
Ce texte est extraordinaire ! Un enchantement que l’idée de ce film et passionnantes les refexions quant à la réalisation. Se projeter dans le visionnage du film. Bon, un drône peut-être à la place de l’helico pour réduire les coûts 🙂
J’aime beaucoup ce flux de pensées qui se confond avec l’objet lui-même (c’est comme ça que je l’ai ressenti). Des réflexions qui tournent autour de ce lac, y plongent, en ressortent changées. très beau texte, merci.