#40jours #prologue | choses cachées

J’ai trouvé, j’ai retrouvé, dans la ville où j’ai vécu, petite ville de banlieue, l’image toute simple d’un passage – une bête allée de sable bordée d’un côté par une bande d’herbe clairsemée et quelques lampadaires bleu turquoise, une vieille maison rouge et un immeuble, de l’autre par une rangée de jeunes arbres, une de ces haies denses des villes, des façades hautes et blanches – et levant le nez la grande silhouette élancée de l’église Saint-Saturnin, ses lignes minces et grises, sa toiture verticale, pointue : sous nos pieds coule la Bièvre, rivière inoubliée au nom doux d’un castor, ses bras d’eau perdus salis par les temps industrieux, rivière de labeur polluée par les tanneries de Gentilly, l’ammoniac des teinturiers des Gobelins et les mégisseries, tournée au cloaque à force des monceaux de charognes jetées là par les équarrisseurs, cours d’eau pestilentiel refermé par Haussmann pour rafraîchir l’à venir, c’est l’égout caché sous nos pieds, sous nos pieds avec elle l’histoire de ce coin de ville, sous nos pieds les cris des enfants qui s’y sont baignés, sous nos pieds les puanteurs et les noyés des inondations du siècle, sous nos pieds et ici les combats pour faire savoir quelque chose de ces vies.

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C’est un monticule de terre pauvre sur laquelle pousse une herbe dure et jaune : c’est la montagne de nos déchets enfouis, amoncellement de reliefs méconnaissables, les centaines d’objets morts, un vieux bout de chambre à air, anciens extraits d’un vélo, vieilles photos aux bord brûlés – on ne sait qui dessus – bouteilles plastiques vides et chiffonnées, mille miettes de choses cassées, télés, cadres, bibliothèques, tables en formica, moisson d’objets, des boîtes qui ont servi – on ne sait plus à quoi – et le coton des vêtements de masse, et les vieilles horloges, et sacs tubes flacons cotons-tiges emballages emballages emballages, une boîte dure pour des bonbons absents, couches pleines de bébés grandis, serviettes en papier de nos fêtes, les empreintes de nos bouches d’autres jours, ordures des ordures, nos assiettes en carton, les restes de nos vies.

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Ce sont des camions blancs derrière un bâtiment aux fenêtres nombreuses et régulières, un bâtiment fonctionnel voire industriel, des camions comme tous les camions, à l’allure réfrigérée : les camions sont garés derrière un hôpital, dedans ce sont les corps des morts qu’on n’a pas pu mettre à la morgue, pleine.

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C’est une planche, ça ressemble à du bois, c’est une surface avec des bouquets posés, c’est un couvercle avec des poignées : dessous c’est ma grand-tante, morte hier, un bon mois avant ses cent deux ans ; elle ne voulait pas qu’on la voie, son corps mort.

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C’est un plateau décoré d’images un peu rétro, avec dessus une tasse en céramique crème, une cuillère au manche rouge, le papier d’un biscuit, une boule à thé dont suinte un liquide cuivré : ma dernière insomnie dans sa matière visible.

A propos de Juliette Cortese

Née en Franche-Comté à la fin des années soixante-dix, Juliette Cortese vit à Montpellier et travaille dans la langue. Celle qu’on parle autour des tables. Celle qu’on écrit en atelier. Et dans la sienne, à tâtons, au burin, parfois avec un épluche-légume. Écrit ce qui vient et ce qui ne vient pas, lit à voix haute et bricole des vidéopoèmes. Publications en 2021 : X Tentatives pour continuer le présent, prose poétique chez Gros Textes et un premier roman, Lent séisme, chez Publie.net.