Prélude
Je pue ! Ma vie pue comme un vieux clébard mouillé !
Cervicales en tension, verrouillées, serrées l’une dans l’autre, par un pas de vis imaginaire, d’une clé à molette imaginaire.
J’ai six ans. Je n’existe qu’au présent. Ici et maintenant.
– Tu penses vraiment que je l’intéresse?
– Regarde toi ma belle, tu intéresserais n’importe quel homme !
Quel calibre de clé pour aboutir à un tel résultat? A vue de nez au moins 50 voire 60… Pas le genre d’outils qu’on trouve avec facilité dans la première droguerie…
J’ai soif et j’ai envie de pisser. Je crois que si je fais l’effort de me relever, je vais me pisser dessus.
Pourquoi faut il toujours qu’il pense à des idioties dans ce genre? C’est plus fort que lui, il ne peut s’empêcher de divaguer vers des élucubrations stupides et surtout totalement stériles
Son sourire semble un peu forcé. On le lui répète depuis qu’elle a six ans, âge de ses premiers souvenirs. Axiome, vérité, certitude, évidence. Elle est belle et elle le sait.
Ma dignité ? Mon amour propre? J’sais plus mais je crois qu’un jour j’ai décidé de les laisser au bord de la route…
Papa m’a amené au boulot avant d’aller à l’école. Juste un petit instant. Comme tous les mardi. Mon petit gars c’est un secret entre toi et moi, ta mère ne doit pas le savoir.
Cette nuit, il s’est fait violence pour se décider à inviter sa collègue du premier de l’accompagner boire un verre. Sensation exquise. La douleur, lancinante repart de plus belle, câblage électrique qui prend naissance dans la nuque puis zigzague jusqu’aux tempes.
Oui ça me revient maintenant ! Cette nuit : le pack de bière acheté avec les pièces de la journée d’hier. Pas le temps d’être bourré, tellement dégueulasse. La gerbe de vomi. Puis je me suis couché là. Plus la force de me décaler d’un mètre.
Pas un homme ici qui ne rêverait de prendre un verre au coté d’une telle déesse. Ligne de convergence de toutes les attentions, tous les regards. Ses chances de succès si infimes soient elles ne sont pas nulles. Les calculs de probabilité pondérant la journée à venir d’échecs ou de réussite ont peuplé sa nuit. Blanche. D’où sa migraine. Élucubrations stupides et stériles… Inutiles.
Les mensonges, les secrets, la maladresse, les remords, tous ces trucs d’adulte je fais semblant de ne pas les comprendre. Je vis dans le présent. Laissez moi juste profiter du présent. Ici et maintenant.
Carton plein. Unanimité. Majorité écrasante au Suffrage universel. Pas d’abstentionniste. Cent pour cent des voix. Enfant, elle laissait encore transparaitre ce sentiment ambigu, difficile à appréhender et encore plus à expliquer. A présent elle le maîtrise : elle est belle. Elle le sait. Un point c’est tout.
J’aime bien le mardi. Pourtant je déteste mentir à maman. Mais je me sens fier lorsque papa insiste pour me donner la main avant de pousser la porte du bureau. Fier lorsque qu’il dit en levant le menton que je suis très sage (alors qu’il me serine le contraire à la maison). Fier que l’on trouve que j’ai encore grandi ( le trait au crayon sur le mur du couloir atteste pourtant du contraire).
L’odeur ? On ne la remarquera même pas. La seule chose qui me retient de me soulager là comme un chien, c’est la sensation du liquide chaud qui va couler en flaque le long de ma jambe. A vu de nez, il est presque huit heure, j’ai déjà chaud et je n’ai pas le courage d’envisager d’avoir encore plus chaud.
Je n’aime pas mentir à maman. Elle a donné le choix à papa : m’accompagner à l’école tous les mardis- ce qui l’oblige à arriver en retard à son bureau –ou bien lui dire non. C’est qu’elle est fortiche en terme de choix maman, surtout quand elle me demande de choisir entre faire mes devoirs et ranger ma chambre. Papa les choix c’est pas trop son truc. Il me dit souvent qu’il est un homme de compromis. Alors il a eu l’idée géniale de venir au travail avec moi puis de donner un billet au fils de son collègue pour qu’il m’accompagne jusqu’à l’école.
Même si je me pissait dessus, les passants enjamberaient l’air dégouté le petit ruisseau de pisse jaunâtre qui se formerait jusqu’au caniveau en prenant bien soin de ne pas salir leur baskets blanches qui sentent bon le cuir neuf et les chaussettes propres.
Je regarde le monde- mon monde- qui tient tout entier dans le bureau de papa, sagement assis sur la chaise à roulette trop grande pour moi. Mes baskets blanches qui pendent dans le vide et mon cartable au dos
Récitatif
La migraine perce de sa vis sans fin sa boite crânienne. Compte à rebours avant l’implosion, l’oblige à fermer les paupières un instant. Il finira par mourir de trop penser, ou plus exactement de penser inutilement.
Pense à autre chose !… Oui mais à quoi ? Un pigeon au bord du trottoir, le bus qui passe à toute berzingue, finira par tuer quelqu’un celui là ! La vieille de l’immeuble d’en face qui sort comme tous les jours acheter sa demi baguette au boulanger du coin, quelle emmerdeuse…. La vieille sort un chapeau froissé de son sac qu’elle tire sur le haut de son crâne. Il fait tellement chaud !
Là-bas à la photocopieuse, un conflit est en train de naitre. Il nait de rien. Rien qui puisse être rapporté dans l’histoire. Rien de palpable. J’ai la vague impression que même les deux protagonistes ne saurait en dire l’origine. Je n’en perds pas une miette. Bientôt huit heures. Il va falloir partir à l’école.
-Arrête ! Toi aussi tu es canon…Rires cristallins un peu faux, un peu crispés. Le masséter figé en une crampe qu’elle a du mal à relâcher. Un compliment, toujours, en retour, pour étouffer le feu de la jalousie. Certes le monde est rempli d’autres femmes très belles et désirables. Toutes jalouses d’elle. En réalité surement moins belles mais jamais plus. Personne n’a jamais osé comparer sa beauté à celle d’une autre. Elle ne le supporterait pas.
Tiens il doit être huit heures, le troupeau des types du bureau juste à côté arrive en vagues. Le grand black a un nouvel un attaché-case -trop brillant- je prend les paris que c’était son anniversaire hier et que sa vieille a cru lui faire plaisir. Encore ce type avec son gosse, comme tous les mardis, lui me regarde toujours en passant. J’aimerai lui offrir au moins un sourire mais avec mes chicots…trop peur qu’il se mette à hurler.
Huit heures, Il essaie tant bien que mal de rassembler le peu de phrases logiques qu’il se sent capable de formuler: se lever pour aller chercher un verre d’eau puis avaler un gramme de paracétamol assorti d’un comprimé d’anti-inflammatoires.
L’éclair métallique qui traverse sa pupille à l’instant y est pour beaucoup. Sorte d’avertissement, d’ultimatum : prend garde à ce que tu vas dire, cela pourrais te coûter cher. Elle a conscience que ce n’est pas très honnête avec elle même. On a le droit de se mentir. Surtout quand le mensonge en question est vital.
Le ton monte, le brouhaha semble avoir gagné quelques décibels supplémentaires. Je ne perds pas une miette du spectacle qui a lieu à la photocopieuse. Les gestes d’abord maitrisé et courtois se font amples presque agressif. Depuis mon observatoire je n’aperçois pas leurs visages.
Revenir s’assoir à son bureau le plus confortablement possible et attendre patiemment que la journée de travail soit finie. Cela fait bien (trop) longtemps qu’il travaille ici. Il maitrise chaque tâche avec une facilité déconcertante. Il n’a pas besoin de réfléchir. Il lui faut profiter de l’aubaine pour se mettre en pilotage automatique et se retirer prendre soin de sa migraine derrière le visage impénétrable qu’il s’apprête à se composer.
La blonde avec les seins énormes qui passe devant moi tout les matins, Aujourd’hui sa jupe est tellement courte que d’où je suis (il faut bien que ce soit un avantage de temps autre d’être le cul par terre) je peux voir sa culotte. Minuscule. Réaction instantanée : en dessous de la ceinture derrière la braguette de mon pantalon crasseux. Je ne m’en cache même pas…Aie! J’avais presque oublié mon envie de pisser!
Il n’y a pas que la migraine : le bruit ce matin est tout simplement insupportable. Dans le bureau dont on a fermé la porte les conversations s’étalent en flaques huileuses, convergent, puis soudain, sur le point de se toucher s’écartent, comme surprises. Elle créent ainsi dans leur sillages de nombreuses turbulences qui s’entrechoquent : éclats de voix couvrant un court instant la cacophonie. Il se saisit du premier dossier en haut de la pile, les épaules voutées sous l’assaut de ces secousses violentes et saccadées.
Chœurs
Quelques minutes plus tard, une dizaine je dirais, je le vois arriver l’air du type en retard, du type qui me marcherait dessus sans pour autant baisser les yeux vers moi si j’étais au milieu de son chemin. Il semble hésiter devant la porte d’entrée puis s’engouffre à l’intérieur: le veinard il ne sait pas sa chance de passer la journée dans un bureau climatisé !
Elle le voit monter deux par deux la cage d’escalier. Comme tous les matins. Ses muscles fins se gonflent aux cuisses et aux mollets sous son pantalon de costume. Ses épaules sont larges, rassurantes. Voilà pourquoi depuis un mois elle le guette au travers de la paroi de verre du premier. Ce matin il a l’air soucieux. C’est la première fois depuis qu’elle l’observe qu’il est en retard.
Tout a coup le silence. Il se demande si c’est pour lui, par égard pour sa migraine que tous se sont tus. Nouvelle décharge électrique qui semble lui retourner les yeux à l’intérieur des orbites. Ça t’apprendra à penser encore des trucs qui n’ont ni queue ni tête ! Dans la torpeur floue qui suit, il entrouvre les paupières. La porte s’ouvre en grinçant.
Il a le sentiment d’assister à un événement d’importance capitale. La encore rien qu’il puisse expliquer avec des mots. A la photocopieuse, on s’est tu. Une forêt d’yeux se tourne vers l’homme qui vient d’entrer.
Intense ! On ne perd pas trop le fil entre les différentes voix et la façon de tout faire converger à la fin avant le moment où tout va basculer : ça nous laisse dans une attente !!! Bravo !
Merci Ysa- Lou! Oui le but était de surprendre au départ puis petit à petit de faire converger les voix vers le même événement
Bonjour Géraldine Je viens de lire L1 L2 L3. Belle progression. Votre personnage arrive dans un quelque qui a déjà une ambiance bien particulière!
Bravo pour le témoignange de la chaise en L2 .
A suivre…
Merci Elisabeth pour votre lecture L1 aL3! A suivre