Derrière le comptoir du bar, Augustine replie une vieille couverture effilochée par le temps. Camille l’avait laissée là, comme dans l’intention de revenir. Jadis, à ce même emplacement, son mari essuyait les verres, les déposait tête en bas sur les étagères, écoutait les conversations murmurant les potins du quartier, les prévisions sur le temps, sur la pêche et l’énumération des bons produits du marché. La bouteille de Suze et de Lillé se vidaient. Augustine sourit. Les cravates foulard et les casquettes molles n’ont plus cours aujourd’hui, le temps s’est figé dans l’épais dépôt accroché au culot des bouteilles. Elle dépose la couverture sur le zinc terni effleurant le comptoir où Marcel s’accoudait, laissant les peluches de son pull marin se mêler à la poussière. Qu’y a-t-il de triste, demande Augustine à une larme qui s’invite au coin de l’œil. Rien ! C’est la vie ! Lorsque Marcel était tombé malade, ils avaient laissé partir les derniers clients de l’auberge puis avaient recouvert le mobilier de draps blancs, décrocher la pancarte « débits de boissons », avant de refermer les hauts volets de la devanture. Ils n’avaient pas ouvert lorsqu’on avait frappé, s’étaient tus lorsqu’on les avait appelés. Assis l’un près de l’autre derrière le comptoir, ils avaient laissé filer les jours s’habituant lentement aux bruissements du silence et au grincement des parquets. Puis Augustine s’était levée et avait ouvert la porte donnant sur le jardin nimbé d’une aube nouvelle. Les toiles d’araignées habitent désormais les angles des plafonds et la poussière mâtine les rires enfuis. Ils étaient heureux avec Marcel. Très souvent. Il leur a manqué des enfants, des courses dans l’escalier, des chutes et des disputes, des récitations, des bons points et des images, de l’amour et des contagions, des jours à compter leur absence. Il aurait installé une cabane sous le saule pleureur et une balançoire sur la plus grosse branche du vieux chêne. Et ils auraient parlé du passé comme de l’avenir, se seraient tus dans les moments d’inquiétude et auraient fêté le mouvement des jours. Laisse-moi danser vers d’autres pensées murmure-t-elle à la nostalgie qui lui enserre le cœur, laisse-moi contempler le nuage qui s’étire vers le couchant. Je veux d’autres souvenirs à partager, des souvenirs aussi frais que le regard de Camille. Allez, laisse-moi danser dans d’autres bras, sur d’autres rythmes. Le destin de la voyageuse l’a menée jusqu’à moi, à pas feutrés, comme le chat roux qui me regarde, les pupilles écarquillés. Je voudrais qu’elle reste encore. Voudra-t-elle, donner le bras à une vieille femme qui parle toute seule ?Dans un angle de la pièce de minuscules éclats de verres scintillent à la lueur du soleil qui s’y attarde un instant, juste le temps qu’elle puisse les apercevoir. Trois fragments irisés regroupés l’un près de l’autre, funambules de mémoire. Brisures de verre ? Éclats de vases ? Depuis combien de temps sont-ils là, se questionne-t-elle ? Sont-ils le kaléidoscope d’un dernier service, d’une dernière fête ? Augustine reste longtemps à essuyer la poussière des étagères, éveillant les souvenirs enfouis.
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