Après avoir longé une fabrique et traversé un petit village, la piste en enrobé serpente le long d’une rivière, au courant nonchalant. Je profite d’une halte aménagée pour m’arrêter : un abri avec une toiture en bois et une grande tablée, une autre table avec bancs devant un foyer de barbecue. Peut-être aurais-je mieux fait de dormir là. En cette première pause de la matinée, j’étale mes affaires dans l’espoir de les faire sécher au soleil, habits et toiles de tente. Une dame passe en promenant son chien, un couple fait un footing, une femme du roller. Je bois un café.
Alors que je commence à ranger mon barda, un vélo apparaît. Je suis son approche du regard, il s’avance sans bruit. Il est monté par un homme avec un chapeau, tenant de manière détendue son guidon moustache. Il ralentit, me salue et s’arrête, descendant prestement de machine. La conversation se lie, en bribes d’Anglais. L’homme me parle de ses pneus, je comprends une inquiétude. En me baissant au niveau des garde-boue en aluminium, je les inspecte. Ils sont rouges. De bonne section, de type ballons, bien gonflés, ils sont usés et montrent des fendillements sur les flancs, les fragilisant. Un petit paquetage, fait d’une toile imperméable soigneusement enroulée et repliée autour d’un contenu que j’ignore, est arrimé par un tendeur sur le porte-bagage arrière.
Nous hochons la tête tour à tour dans tous les sens, cherchant à nous comprendre au fil des phrases. Son regard est vif, la barbe soigneusement taillée est blanche depuis sans doute un bon bout de temps, elle encadre un visage sympathique, parsemé de rides, peut-être marqué aussi par la vie en extérieur. Sur un corps sec, il porte un blazer de cuir rouge, avec une fermeture à boutons ; par la couleur et ses craquelures, elle parait assortie à sa vieille bicyclette. Les coudes repliés, il en tient les bords intérieurs lorsqu’il discute. Une singulière fierté sans ostentation se dégage alors de sa posture. Une chemise à carreaux, un jean, des chaussures en cuir complètent le tout.
À quoi ressemblerai-je à son âge ?
Je lui propose à boire, il a déjà une bouteille d’eau qu’il retire de son chargement. Il va s’asseoir, la pose à ses pieds ; je m’assieds aussi à ses côtés sur le banc. Nous regardons en face les rayons du soleil parcourir l’herbe de la prairie encore humide. Il a beaucoup plu ces derniers jours. Nous discutons en samideani, comme diraient les espérantistes. J’ai supposé d’emblée qu’il était en itinérance, quoiqu’il ne ressemble pas à un touriste comme je le suis.
— What a beautiful day… » glisse-t-il.
La chaleur du soleil sur la peau est reposante, joyeuse. Mais ces derniers temps ont été fatigants, ajoute-t-il, me regardant en riant et soupirant à la fois, les paupières marquées par de discrètes cernes. J’acquiesce, pensant aux orages des derniers jours. Je me demande si sa veste de cuir est une bonne protection, à la fois élégamment passe-partout et étanche contre le froid et la pluie. Peut-être est-elle choisie avec l’expérience. Ou alors a-t-il appris à passer entre les gouttes et à laisser passer l’orage quand il le faut, en cherchant un abri le temps nécessaire. S’en sert-il alors de couverture pour dormir ?
Il me dit d’où il vient, il me dit où il va. Je fais de même. Il me parle de ce qu’il connaît de mon itinéraire, évoque des souvenirs. Je lui demande depuis combien de temps il voyage. Je ne comprends pas bien sa réponse. Je regarde au loin une rangée de peupliers, puis je regarde ce qu’il y a d’écrit sur les lignes de son visage. Je ne sais pas le déchiffrer. J’imagine derrière ses yeux tout un enchevêtrement de pistes et de routes de traverse, du nord au sud du vieux continent. Je regarde sa rouleuse, simple, propre, bien qu’ancienne méticuleusement entretenue, avec son petit bagage. Contient-il toutes ses richesses ? Derrière moi, mon vélo couché déborde de sacoches, dégueule d’accessoires, qui s’étalent aussi sur la table. Je suis parti en vacances depuis 5 jours… Je comprends qu’il vit ainsi depuis 15 ans. Je ne comprends pas s’il habite dans un endroit fixe parfois.
Je pense un instant à un portrait photo, mais n’ose pas aller chercher l’appareil et encore moins lui demander de poser avec sa bicyclette. Nous nous quittons bons amis. Au lieu de voler son image, je lui donne ce qu’il me reste de monnaie. Rendue inutile par le proche passage d’une frontière, elle m’encombrerait plus qu’autre chose. Il va chercher à acheter des pneus dans l’usine-fabrique quelques kilomètres plus loin. Que la route lui soit constamment favorable !