Ils parlent de ce barbu vers la fin du repas, juste au moment où on m’envoie me coucher. Mais de la banquette où je dors, dans la maison des grands-parents, je les entends jouer dans la pièce à côté. Le barbu cela ne peut pas être quelqu’un, à certains moments ils crient « C’est elle qui a le barbu ! », « C’est lui qui a le barbu ! » et aussitôt j’entends ma grand-même chuchoter très fort : « chut, les petits dorment »… Tu parles !
Le lendemain de ces soirs-là, toujours elle me propose une partie de Nain jaune. On dirait qu’elle est penaude de ne rien avoir d’autre à proposer. Mais j’aime bien. En fait, ce n’est pas jouer que j’aime, elle s’arrange pour que je gagne tout le temps. Et depuis que ma cousine Pascale a vendu la mèche, la vache, ça ne m’amuse plus ! Quand même je joue, pour le plaisir de l’entendre égrener « Valet qui ramasse, dame qui ramasse, roi qui ramasse… » C’est beau d’essayer de répéter avec elle, sans se tromper dans l’ordre et avec le petit cliquetis des jetons qu’elle fait tomber au fur et à mesure devant moi, en renversant les casiers de bois sur la nappe doublée de bulle-gomme où les jetons multicolores s’amortissent et se superposent. Du Nain jaune, il n’est jamais question, une fois que le jeu a commencé… La barbu doit être plus malin que ça !
Je redoute qu’on m’oblige à en manger, de cet estofet de mongetas, que les grands nomment ainsi si goulûment. Ils pourraient aussi bien dire cassoulet, comme les autres, au moins rien qu’à entendre « casse… », on sait que ça dérange. Ça fait gonfler le ventre et ça fait tellement mal, tant qu’on a le ventre petit ! Heureusement que pendant le long temps de cuisson du terrible plat, j’ai droit au pain tchintché. Que du plaisir, pas de mal au ventre ! Rien que pour moi, on va chercher une toute petite assiette, de celles que les grands glissent d’habitude sous leur tasse à café. Un des hommes de la famille coupe une mince tranche de pain et l’y dépose et une des femmes de la famille prend avec une louche un peu de la sauce qui cuit et la verse par-dessus le pain. Et ce n’est pas tout, elle verse aussi un peu d’huile, un peu de vinaigre, un peu de sel. J’ai droit à une petite cuillère mais si je veux, je peux le manger sans, le pain tchintché, la seule chose au monde qu’on peut manger sans cuillère ni fourchette. Avec les fèves à la croque au sel aussi…
De retour chez Pépé et Mémé, comme tous les samedis. C’est le début d’après-midi. En arrivant, je traverse le jardin en courant, je m’agrippe à la poignée de la porte de la cuisine et j’entre. Ils n’ont jamais l’air surpris, ils doivent entendre mes pas dans le gravier… Ils ont aussitôt des choses à dire dans les deux langues. Je fais des bises, ça pique un peu du côté de Pépé et puis ça sent le tabac. Mémé me serre contre son tablier. J’aime le tissu des tabliers. Elle va aussitôt en chercher un pour moi dans le second vestibule. Elle y a cousu un macaron avec une tête de poney. Elle a dû chercher longtemps. J’avais dit que j’aurais bien voulu un poney mais le jardin est trop petit, trop plein de fleurs et de légumes. Mais grâce au tablier, la tête du poney est sur ma poitrine, à portée de caresse. Le tissu du tablier râpe un peu et le macaron est très doux, il y a des fils dans le sens de la crinière. Je chante en la caressant.