Ma première vraie rencontre avec Felicia a eu lieu après sa mort.
De son vivant je la croisais parfois, elle et son caddy au Marigny, un bar-tabac de coin de rue parisien devant lequel à l’époque les tables étaient rares.
Elle se posait invariablement à celle de gauche en face du comptoir, encombrant le passage de son fourbi, auquel elle ajoutait, comme par négligence, une canne qui glissait de son genoux jusqu’à terre à mesure qu’elle vidait ses ballons de blanc sec, formant une barrière, comme un péage.
C’était du temps où fumer dans les lieux publics n’était pas interdit, le bar abritait la faune habituelle d’errants fuyant leurs mondes respectifs pour y trouver refuge, le patron insistait souvent à nourrir, même ceux qui n’en avaient pas les moyens, mais on y buvait plutôt.
En hiver, à la tombée de la nuit, la lumière jaune enflammait le zinc au passage du chiffon d’un serveur zélé qui étalait en mouvements circulaires une pâte blanche miraculeuse jusque sous les verres des habitués.
Juste avant la fermeture ce rituel d’intimité poussait les plus timides à donner de la voix pour offrir à l’assemblée leurs faits d’arme glorieux, du dehors on aurait dit un havre, surtout lorsqu’il pleuvait, du dedans c’était plutôt le lit d’une rivière après un violent orage.
Les rires tonitruants tels du bois flotté obstruaient le flux de confessions trop émotives, ponctuées inévitablement d’un « elle est pas belle la vie? » qui rassurait chacun de son évidence.
Il a fallu que par une après-midi de vague à l’âme je me joigne au choeur des confessions pour apprendre qu’elle était espagnole et m’assoir à sa table, nous avions trouvé langue commune.
Sientate! me dit-elle. J’obéis, elle m’offre une cigarette de son paquet, des Vogue, si fine qu’elle me glisse entre les doigts, je la ramasse en nettoyant rapidement le filtre avant de le porter à ma bouche, un cadeau ça ne se refuse pas.
Ce sont des cigarettes de poule de luxe me dois-je de partager, ce qu’elle n’est pas, insiste-t-elle à prouver en écartant les bras qui m’envoient son effluve rance, « una bruja » plutôt rit-elle.
Elle me parle de Zarragoza, d’une autre vie, avant, où elle était ni vieille, ni seule.
Les verres sursautent quand elle cogne la table du poing.
C’était une pute, una puta !
Elle rage toujours à l’évocation de son affaire, le serveur la rabroue d’un plain-chant de son prénom, Felicia, Felicie, Oh! Felicia, Feliciia, Feliciaaa
Elle a racontée maintes fois cette histoire il parait, j’ai regardé sa bouche tandis qu’elle parlait, mes yeux ont quitté le flou du décor pour se focaliser sur le filet de bave à la commissure de ses lèvres.
C’est là que se concentre la frénésie dans un agglomérat de salive et de vin que chaque mot évacue.
Son mari voyait cette catin, il enfonçait son nez qu’il avait grec, tu sais? dans les seins qu’elle avait ronds et gros, comme des ballons de foot, taille matérialisée par l’écart de ses mains , tout le monde rigolait en el pueblo, elle ne pouvait pas faire autrement, tu comprends ?
Oui, évidemment.
Alors un matin, elle avait un panier à bras à l’époque, elle était jeune, elle pouvait encore porter, elle n’en était pas à traîner un caddy pour faire ses courses, elle est sortie de chez elle, comme tous les jours, sauf que ce jour là il y avait un couteau dans le panier.
Quand elle a vu la morue qui se pavanait chez l’épicier, avec les dormeuses en brillant qui avaient appartenu à sa belle-mère à elle, Felicia, tu y crois à ça toi! c’est moi qui aurais dû les avoir, parce que qui l’a torchée jusqu’à trépas, la vieille, hein qui ?
Elle l’a plantée.
C’est confus, elle ne se souvient plus de grand chose après, ses bajoues tremblotent quand elle secoue la tête à cette évocation, sinon qu’il y avait de la lessive sur sa liste, et qu’elle avait pris son couteau de cuisine.
Pendant que tout le monde hurlait, que la salope se vidait de son sang sur les paquets de chips près de la caisse, elle est sortie du magasin et elle a marché vers la gare.
Heureusement, tu me diras, quand je suis arrivée, il y avait un train sur le quai, alors je suis montée dedans, elle avait un peu de sang sur la main droite, entre le pouce et l’index mais pas trop, elle s’est essuyé sur son tablier, en pensant quand même, tu vois comment ça fonctionne la tête des gens, que c’était bien qu’elle ait choisi des fleurs sombres, pour le tablier, quand elle l’avait acheté, en se disant que comme ça on verrait moins les tâches, parce que là, c’était vraiment utile, pas juste pratique.
Le couteau était revenu dans son panier, comme s’il avait un esprit propre de couteau qui avait fait son boulot.
Le train roulait, à gauche il y avait la mer, on se dirigeait vers le Nord donc, elle ne l’avait pas vue venir, le temps avait passé très vite dans cet état dans lequel elle était, qui ressemblait un peu, maintenant qu’elle en parle, à l’idée qu’elle s’était faite de l’éternité, petite, un jour qu’elle était dans la montagne avec les moutons.
Avais-je le temps d’écouter cette digression parce que c’était un secret qu’elle n’avait jamais partagé et elle ne savait pas encore pourquoi c’était à moi qu’elle allait le raconter, mais c’est comme ça.
Nous avons marché, je l’ai accompagnée jusqu’à l’entrée de l’immeuble qu’elle habitait, non loin du mien, à peine quelques mètres, son caddie lui servait d’appareil de marche elle y reposait sa fatigue entre deux pas, de ses pieds qu’elle avait tout petits.
Elle aurait fait une femme chinoise parfaite en d’autres temps avec cet attribut là, elle s’arrête, baisse les yeux, puis les relève pour me regarder, c’est la première fois que nos visions coïncident, jusqu’alors nous étions chacune dans nos univers respectifs, il n’y avait entre nous que la parole de l’une et le semblant de l’oreille de l’autre.
Sa main réajuste le col de mon manteau, puis serre mon cou d’un tour du poignet comme les hommes se battent, soulevés de terre par un plus fort que soi, aussitôt elle relâche le tissu, tapote les plis pour effacer le geste dont la véhémence l’a dépassée en murmurant de ne pas me contenter d’être belle, ça ne suffit pas, et de continuer d’avancer, si lentement que j’en perds l’équilibre, embarrassée de moi-même.
Le trottoir sur lequel nous marchons est étroit, les passants nous contournent empiétant rageusement sur la chaussée dangereuse de cette rue à sens unique, artère archaïque montant tout droit du fleuve qu’empruntent bruyamment les ambulances et les fourgons pénitentiaires, nous résistons même à la pluie qui commence à nous mouiller.
Elle m’effraie un peu mais je ne risque pas grand chose alors je monte avec elle jusqu’à sa chambre de cet établissement pour vieux de la mairie, à l’entrée il n’y a qu’un gardien aigri qui lui rappelle que les portes ferment dans peu de temps et que je n’ai pas le droit de rester, les visiteurs ne peuvent y passer la nuit, je le rassure.
La pièce n’est pas grande, le lit puis le caddie mangent l’essentiel de l’espace, tout est lisse hormis elle, les sols en linoléum, les murs vierges, une porte qui ne peut être verrouillée, au dos de laquelle elle accroche son manteau, puis le mien, d’office, sur la patère.
Du placard de sa table de nuit elle sort un pot de café soluble et une boite en fer contenant des morceaux de sucre, deux tasses, une seule cuillère avec laquelle elle touille longuement la mixture jusqu’à l’obtention d’une pâte crémeuse qui prend la couleur de l’or, me montre-t-elle sous le néon avant de verser l’eau chaude dessus.
Elle est assise sur son lit, c’est monacal, à peine si l’on peut croire que quelqu’un habite la pièce, elle va boire dehors, ici l’alcool est interdit, c’est mauvais pour les démences séniles gronde-t-elle dans un rire déchirant.
La vie est une prison, les maisons qu’on habite sont des cages, il ne faut pas se leurrer, tu peux les décorer autant que tu veux, ça reste ce que c’est, quand tu deviens vraiment vieux, que ton corps te barricade encore plus à l’intérieur de toi, tu comprends que ta seule liberté est dans ta tête, là tu es et fais ce que tu veux.
Alors ce secret me faut-il insister pour l’entendre avant de la quitter, elle soupire et boit en silence, on entend un cri venu d’une autre chambre, c’est Maria qui appelle sa fille depuis des années, surtout le soir après la tombée de la nuit, la fenêtre donne sur la cour dans laquelle est planté un gigantesque marronnier, il était là avant qu’ils construisent, ils n’ont pas eu le droit de le couper, c’est très rare les grands arbres en centre-ville.
Elle en est très fière de ce frère comme elle le nomme, regarde ses branches qui caressent la façade, ils taillent mais ça repousse toujours, dedans il y a des oiseaux qui nichent, des bourgeons puis des feuilles, qui jaunissent et tombent et puis des fruits, un marron brillant est posé sur la table, dans le nid de son bogue flétrissant, ça pique encore, touche!
C’était à la fin de l’automne , il n’y avait presque plus de fleurs, elle avait pensé que la montagne, sans fleurs, ça faisait peur, à cause du manque de couleur.
Elle était avec sa soeur, leurs parents étaient morts au printemps en leur laissant les bêtes dont il fallait bien s’occuper, elles n’y étaient pour rien dans ce coup du destin, ni les bêtes ni elles, donc elles ont fait comme leur père avant elles, elles ont préparé l’hivernage en poussant le troupeau du bout de leurs batons du haut des alpages vers un abri plus clément.
En contrebas des bâtiments formaient une masse sur un piton rocheux, les moutons ont continué à avancer vers le précipice, elles les ont suivis, il faisait sombre, mais ils avaient l’air de savoir quoi faire, eux.
L’ensemble était penché, les murs avaient l’air de travers, la porte elle-même était en biais, elle s’est dit que depuis le temps qu’ils étaient là, sans tomber, ce n’était peut-être pas la peine de se tenir droit pour défier le temps, avec un clin d’oeil hilare.
Les moutons sont entrés, elles derrière eux.
Il faisait chaud et humide à l’intérieur, des hommes assis sur leurs manteaux posés sur le sol les ont fixées comme une apparition, il était trop tard pour reculer.
Des torches coincées entre des pierres rongeaient les murs de fumée noire, les flammes dansaient sur les arcs, le tout dans un grand silence, sauf les moutons qui ruminaient.
Ils se sont écartés pour les accueillir, elles se sont assises serrées l’une contre l’autre, ils tenaient des outres molles d’où giclait du vin, par un tout petit trou, quand ils appuyaient dessus.
Ils se l’envoyaient dans la bouche et se gargarisaient, gueule ouverte vers la voûte, elles, comme elles étaient petites, ne voyaient que ça d’en dessous, leurs pommes d’Adam, monter et descendre dans leur gorge, pointue et vivante, à se demander s’ils n’avaient pas une bête dans le gosier.
Alors j’ai voulu en toucher une, bien sûr, ma main est partie toute seule, ma sœur n’a pas eu le temps de l’attraper avant qu’elle ne se pose sur le tapis rugueux de la barbe, et le type a craché.
Il a baissé les yeux, nous a dévisagées, comme s’il découvrait que nous étions là, et dit à son voisin de nous donner du pain, qu’on devait avoir faim.
C’est à ce moment précis qu’un mouton a pissé, tout près, dru sur le sol, l’urine giclait si fort que nous nous sommes tous écartés du même geste, sans cesser de le regarder, le mouton ne bougeait pas, ses yeux étaient vides, il regardait droit devant et continuait à remuer la mâchoire, en pissant et en mâchant, quoi, va savoir.
Le voisin de celui que j’avais touché m’a demandé d’ouvrir la bouche pour envoyer dedans du vin, il a dit que c’était comme ça que je faisais pipi moi aussi, par un petit trou, et ça les a fait rire.
J’imagine, qu’à force de les voir appuyer sur l’outre, j’ai eu envie de pisser moi aussi, comme le mouton, ou ce sont eux qui ont eu l’idée, va savoir, mais juste après, j’étais debout, entre eux, j’ai relevé ma jupe sur mes jambes, ils se sont tous penchés.
Leurs visages étaient presque contre le sol, ma sœur a hurlé Felicia en détournant les yeux quand le jet est sorti, comme celui du mouton, mais ils ne se sont pas écartés cette fois, au contraire.
Ils ont ouvert la bouche, comme si je pissais du vin, une main dans leurs pantalons l’autre enroulée autour de mes chevilles, de mes mollets, enfin, là où ils pouvaient.
Toutes ces mains formaient une étoile dont j’étais le centre, et au centre du centre il y avait cette giclée, qui ne faiblissait pas, le temps qu’ils jouissent.
C’est là que j’ai compris la différence entre le mouton et moi, tu vois, de moi ils ne s’écartaient pas, alors on est restées là, vivre avec eux.
Parce qu’on était des filles on a fait le ménage, ils nous ont appris à nettoyer les armes, leurs vêtements on savait déjà, à cuisiner les écureuils quand il n’y avait plus de lapins l’hiver, on était une sorte de butin, ils disaient, parce qu’ils étaient voleurs, et qu’un jour on serait grandes et belles, on pourrait être échangées contre quelque chose qui a vraiment un prix.
Comme en bas au village plus personne ne nous attendait notre absence n’a pas été remarquée, les enfants ça n’a de valeur que pour leur parents, le temps passait, en mois puis en années. On était précieuses pour eux ça se sentait, ils ne touchaient que nos jambes parfois, nous offraient des figurines sculptées dans le bois à l’image des animaux qu’on croisait quand on marchait en silence pour ne pas être entendus des hommes.
Même s’ils parlaient, un peu, on ne savait pas qui ils étaient, parce que d’eux vraiment ils ne disaient rien, même pas leur prénom, on est des non-nés ils chantaient, une histoire de lune qui transforme l’herbe en blé blond là où les hommes s’attachent au sol pour se nourrir et qui gémit en s’effaçant dévorée par le ciel, celui qui n’avait pas de voix tapait du bout des doigts sur la peau tendue de bêtes mortes pour que vibre dans l’air l ‘écho de la vie, l’autre hurlait la souffrance des corps qui retiennent l’âme prisonnière, ay ay ay ça finissait par faire dans un cri qui t’arrachait les entrailles, qu’elle entend encore quand elle ferme les yeux.
Ils vivaient dans et de la montagne, passeurs discrets d’objets interdits qu’on les payait pour transporter en secret, des livres surtout, qu’il fallait préserver de l’humidité, tout ce que ceux d’en bas n’avaient pas le droit de posséder, de peur qu’ils se réveillent de leur torpeur.
On a appris la patience, pour survivre il faut savoir attendre l’heure.
Rien n’advient quand tu l’attends, tu dois juste pouvoir le reconnaître quand tu le vois, que c’est ça, que tu attendais, recroquevillé dans l’ombre de toi même.
Combien de temps ça a duré elle ne sait pas le dire non plus, ni où ça se passait exactement, ça a pris fin le jour où ils ont été arrêtés, eux sont allés en prison et elles chez les nonnes, un internat avec des rangées de lit, des robes longues qui couvraient leurs genoux quand elles devaient prier le matin, avant le lever du soleil qu’elle ne voyait plus que de derrière des grands murs.
Là elles ont eu connaissance de dieu pour faire sens des rituels, une vie réglée est plus simple, tu sais ce que tu as à faire et où tu vas, tu ne te perds pas, on leur disait, elles se marieraient et feraient des enfants.
Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, elles ont bien tenté de se faire une place, sauf que sans précédent tu n’es rien dans la société à moins de t’inventer une vie digeste pour les autres, que tu ne leur restes pas trop en travers de la gorge à ne pas leur ressembler.
Tout ça pour te dire que j’étais déjà presque à la frontière quand j’ai compris que j’étais partie, et que pour passer, vu que je n’avais rien sur moi, à par le couteau dans le panier, il allait falloir que je trouve autre chose que des explications.
C’est comme ça qu’elle a eu l’idée de plier genoux pour prier, au centre du compartiment, les autres voyageurs la regardaient, l’œil torve d’abord, se disant sûrement qu’elle était illuminée.
Puis elle a tendu les mains vers eux en récitant des mots dans une langue inventée et ils se sont agenouillés, eux aussi, de peur qu’elle ne le soit pas.
Quand le douanier est arrivé qu’il a vu le tableau, il a touché sa médaille de la vierge, celle qui tient par une chaîne en or que sa mère lui avait mis au cou à son baptême, du bout des doigts, il l’a portée à sa bouche, et il est passé.
Quand ils se sont relevés ils étaient en France, de l’autre côté de la frontière, le couteau dans le panier, on emporte toujours quelque chose de là où on part, même sans faire exprès.
C’était après Franco tu sais, elle a précisé, pas longtemps après, mais il bouffait déjà les pissenlits par la racine, une autre époque, qui balançait assez entre ça et là pour que de telles aventures soient possibles.
Trente ans quoi, et pendant toutes ses années, je ne suis jamais sortie sans mon panier, por si las moscas…
Il y a eu une sonnerie, un carillon, elle me pousse à partir d’un geste de la main qui te balaye, je me suis demandé si le couteau était dans le caddie sans oser lui poser la question, au lieu de quoi j’ai sorti de mon sac une carte de visite que je lui ai tendue en lui disant qu’elle pouvait m’appeler quand elle le désirait, si elle avait besoin de quoi que ce soit.
Un matin beaucoup plus tard, des mois peut-être après, mon téléphone a sonné d’un appel inconnu me demandant si je connaissais Mme Roncas, à quoi j’ai du répondre que non avant de demander si elle avait un prénom.
Felicia la dame m’a dit. Elle était morte, ils n’avaient trouvé que ma carte de visite dans ses affaires, savais-je si elle avait de la famille?
Avais-je eu une raison particulière de la contacter, il se trouve que mon métier était de chercher des héritiers ainsi que c’était écrit en noir sur blanc sur le bout de carton, au dessus de mon nom.
Une soeur je crois, ai-je répondu en le regrettant aussitôt, je voulais qu’elle ne soit qu’à moi, Felicia, elle ne me l’avait pas dit son secret, en fait.
La soeur est morte m’a-t-elle répondu, assassinée en 1976 selon la secrétaire de la mairie du village que j’ai contactée, une sombre affaire de jalousie.
Histoire magnifique avec des images fortes, transcendantes. Splendeur et misère d’une humanité.
Merci de ces mots, suis touchée, ça donne envie de continuer.