Ils pensent avoir tout vu d’elle. Ils ne comprennent pas qu’ils sont plus transparents que quiconque et que le désir fou qui les pousse à venir jusqu’ici, en pleine nuit, avec la peur grisante de se faire surprendre, en dit beaucoup plus que sa nudité. Elle n’en a pas envie mais d’eux, elle voit tout.
Elle a posé un jour un vieux tabouret près de sa fenêtre qui n’a jamais bougé. C’est là qu’elle fume ses cigarettes quand ils se rhabillent. Le bâtiment en face semble prêt à partir en mer. Il est tard et comme souvent la myriade de fenêtres qui lui fait face ne dit plus rien. Alors elle y met ses clients. Les habitués, les occasionnels, mais aussi ceux qui ne sont pas encore venus ou ceux qui ne viendront jamais. Tous cohabitent ici sans le savoir. Elle a enlevé la façade – elle ou eux, elle ne sait plus très bien – et les regardent vivre. Celui qui vient de partir habite au 3ème étage dans un petit deux pièces qu’il n’a pas encore aménagées. Il a plongé la pièce dans le noir pour ne plus voir les livres qui s’accumulent et menacent à chaque instant de l’ensevelir. Seul son visage luit dans la pénombre, à la lumière des premières lignes de son roman. Il a espoir de trouver la question qui le tiendra en haleine jusqu’à la fin de sa vie. Nul ne sait depuis combien de temps il recommence. L’habitué du dimanche habite le rez-de-chaussée et meurt lentement sur le tapis de sa chambre. Il est tombé du lit sans réveiller sa femme, c’est mieux comme ça, elle aurait dit. Il voudrait voir défiler sa vie mais les seuls souvenirs qu’il parvient à remonter dans son filet sont si tristes qu’il voudrait mourir plus vite. Au 6ème étage sous les combles, celui qu’elle ne verra jamais quitte la chambre de bonne sans un regard de nostalgie pour elle ou pour la propriétaire. Leurs départs lui font toujours quelque chose. Parfois l’eau de javel ne suffit pas à effacer leurs traces et elle repeint les murs. Au café, elle accusera l’étudiant d’avoir tout salopé et son amie – une bonne amie, de celles qui hochent la tête pour vous soutenir quoique vous disiez – et son amie se gardera de venir aux nouvelles de son fils qui n’est jamais revenu.
Comme il est tard, les rideaux sont tirés et les lumières sont rares. Le binoclard en face de chez elle fume sa pipe sans la voir. Ils ne se saluent pas, ils n’en ont jamais eu besoin. Elle aperçoit parfois la longue chevelure noire de sa femme qui passe dans la cuisine. C’est la seule pièce qui lui est offerte et ça lui va très bien. Elle fait l’inventaire des objets qu’elle y trouve, chaque jour, comme on récite un poème en oubliant son sens. Table Formica, cafetière, sucre, cendrier, lait en poudre, chauffe-biberon. Elle sait qu’ils manquent d’espace. On ne fume pas dans la cuisine quand on peut le faire ailleurs. Un jour ils partiront et elle fera une dernière fois l’inventaire avec eux, sans rien connaître de ce qu’ils étaient et de ce qu’ils deviendront.
C’est drôle, je ne crois pas une seconde à la prostituée, (peut-être parce que je viens de lire deux ou trois trucs sur Emma Barker que j’ai trouvés plutôt embarrassants), mais en dépit de cela (d’ailleurs si ça use trouve ce n’est pas une prostituée, mais une lectrice, une masseuse, une portraitiste…) je lirai volontiers la suite, longtemps. J’espère que vous insisterez.