En plus d’offrir à son sommet un panorama formidable (les jours de beau temps le regard porte au moins jusqu’au Tréport), elle est aussi un barrage naturel protégeant les habitations de la plaine contre les assauts des vagues et de l’Authie, issue d’un colmatage progressif du rivage pendant le récent quaternaire – après que la mer ait raboté les falaises au sud et au nord puis déposé les sédiments marins aux environs de l’actuel épi dix sept, un à un, par saltation, les petits grains de sable aidés du vent ont forgé ce monticule qu’une colonie d’oyats est ensuite parvenue à fixer – mais la montée graduelle du niveau de la mer constatée depuis le dix-neuvième siècle la met au défi d’affronter des marées toujours plus invasives, capables de déraciner des arbres immenses et de les envoyer valser vers d’autres rivages : ainsi, en 2015, une érosion exhume de son ventre une décharge sauvage datant des années soixante-dix !
À droite du sas, au pied de la tour en verre sans tain ouverte aux quatre vents, descend un escalier en colimaçon et c’est là-bas, sous terre, où l’obscurité a réduit l’espace pourtant si vaste, pourvu de niches que seuls éclairent les halots intimistes des abat-jours suspendus au dessus des billards ou les fulgurantes étincelles bleues et rouges provenant des jeux d’arcades ; là-bas donc, tout au fond, en longeant la paroi en plexiglas derrière laquelle une rangée de pistes en revêtement mélaminé, bordées de rigoles qu’allument des diodes électroluminescentes ; là bas, après le quadrillage des étagères où sont rangées les chaussures, après les distributeurs automatiques qui proposent, en plus des mars et des snickers, la possibilité de s’acheter un bonnet de bain ; c’est là-bas, oui, là-bas, un tout petit peu après le guichet, une fois passé les portiques, mais juste avant les deux larges portes menant respectivement aux vestiaires des filles et à ceux des garçons, que se tient une autre porte plus étroite et interdite au public : derrière cette entrée, dans un minuscule local appartenant autrefois au syndicat d’initiative de la ville de Berck-sur-mer, une bobine de film 35mm sur support nitrate a été retrouvée indemne après l’incendie de l’Agora survenu en 1982 – vestige d’une période où le monde des marins pêcheurs berckois avait déjà été en partie broyé par la machine du tourisme, ce film est un document de propagande publicitaire en faveur de la balnéothérapie, où « Marianne toute seule » endosse le rôle de « fondatrice de la plage de Berck ».
On les aperçoit de loin, partant du centre sur un bon tiers du mur aveugle, profil exposé sud d’un monobloc en béton de cinq étages, les trois larges lignes blanches sur fond de couleur bisque dont les extrémités se terminent en pointe, qui ondulent l’une au dessus de l’autre comme pour suggérer des vagues, surplombées d’un soleil figuré par une forme à cheval entre le cercle et l’hexagone – une vilaine et profonde brèche défigure ce logo en l’entaillant de la première et plus petite vague jusqu’à l’extrémité du soleil, endroit à partir duquel le sillon se termine par une fourche – ; une caméra (petit oiseau blanc à tête noir) fixée sur l’arrête du mur aveugle, des projecteurs halogènes allumés jour et nuit, les parpaings et les panneaux de bois obstruant portes et fenêtres tâchent de dissuader les velléités d’intrusion sur ce site que la nature, elle, s’est octroyée le droit d’envahir en distribuant ça et là ses bouquets de ronces et ses buissons d’argousiers, en recouvrant de sable la piste marquée d’un grand H où autrefois les hélicoptères atterrissaient : derrière les murs de cet hôpital aujourd’hui abandonné, Marie Humbert aidée du docteur Chaussoy a provoqué le décès de son fils, Vincent Humbert, devenu tétraplégique, aveugle et muet après un accident de la route survenu le 24 septembre 2000.
Ils y arrivent tous, qu’ils viennent de la A16 ou de la route de Montreuil ; c’est par là qu’il faut passer si l’on souhaite rejoindre la plage, par ce lieu flou, tout plat, plein de parcelles de terre labourée, de champs de colza, de betteraves ou de patates qui vus d’en haut font penser à des tapis disposés au sol côte à côte; il y a bien quelques arbres en bordure de route (disons presque autant que des ronds points), mais il y a surtout une cité nouvelle composée de logements sociaux – des petites maisons construites comme des cubes, à peu de choses près des containers – « little » boxes, chantait Malvina Reynolds – et un vide de quarante deux hectares à remplir, pris en étau entre la D303, la D140, la D317 et la D143 : c’est ici que monsieur Guérin prévoit de construire un dôme en verre d’une superficie de deux hectares, afin de créer une serre tropicale qui accueillera de nombreuses espèces de la faune et de la flore amazonienne.
Un tuyau d’évacuation en pvc, gris, d’assez gros calibre, descend jusqu’au sous-sol de la résidence Mauroy – il passe par le trou forgé dans le plafond en béton, forme un coude pour venir s’aligner sur la tranche d’un des murets délimitant les places de parking, fixé par un collier en acier quelques centimètres avant qu’un autre tuyau, du même diamètre, mais orange celui-ci, prenne le relais – ; la substance qui lui avait coulé dessus était très grasse et visqueuse, quant à sa couleur il était difficile de la qualifier, certainement à cause de l’obscurité qui régnait dans ces lieux ; seulement, à en juger par la teinte que le morceau de carton posé au sol avait pris une fois imbibé de ce liquide poisseux, cela aurait pu fort bien correspondre à du rouge sang de bœuf : c’étaient les liquides s’échappant du corps de madame Macquet, une octogénaire du rez-de-chaussée, qui se décomposait depuis trois semaines dans sa salle de bains !