« c Kdo, c kdo, c kdo » me crie Bébert dès que je rentre. Bébert, c’est mon perroquet, il ne pense qu’à son ventre et ne connaît pas beaucoup de mots, « c Kdo » est son préféré qu’il sait articuler selon plusieurs intonations. Il sait aussi décliner son identité et son adresse « Bébert, 25 rue de la pierre plantée » que je lui avais apprises (difficilement) dès l’acquisition de ce superbe perroquet gris du Gabon. Ma femme n’est venue qu’après. Je veux dire que je n’ai rencontré ma femme qu’après avoir acquis Bébert. Au début de notre relation, je disais souvent « c’est cadeau » à ma femme quand elle me remerciait d’avoir fait les courses, le repas, sorti la poubelle et l’esprit étroit de Bébert l’a retenu. Je ne le dis plus. C’est même un mot que nous évitons entre nous de peur que le perroquet nous entende. Je pense que dès le début il a mal supporté l’emménagement de ma femme qu’il a longtemps considérée comme une intruse.
J’ai une dette envers Bébert, de l’avoir retiré de sa forêt tropicale, d’avoir voulu en faire mon ami, d’avoir voulu lui apprendre des mots, une dette qu’aucun cadeau ne comblera. Ma femme ne le supporte plus ou ne me supporte plus, alors je garde Bébert de peur de me retrouver seul. C’est un cercle vicieux. Bébert a pris une place dans notre relation, une place démesurée. « Ce n’est pas un cadeau » dit-elle parfois avant de se reprendre.
Si elle cède la première pour lui apporter une friandise, il décline son mantra « c Kdo, c kdo, c kdo » sur un ton satisfait et narquois. Ça la faisait rire autrefois, maintenant je sais bien qu’elle a envie de lui (me) tordre le cou. De toute façon, elle ne lui permet plus que de rares sorties de sa cage et cela nous rend malheureux, Bébert et moi. Nos amis s’en amusent et parlent de cadeaux dès qu’ils arrivent à la maison avec la moindre bouteille de vin ou le plus petit bouquet de fleurs. « On vous a apporté des cadeaux »« c kdo, c kdo, c kdo » reprend Bébert et il enchaîne sur son identité « Bébert, 25 rue de la pierre plantée »
J’essaie de lui apprendre d’autres mots : « merci » est notre premier succès depuis longtemps, mot derrière lequel il ne peut s’empêcher de roucouler « c kdo ». « Merci, c Kdo » c’est déjà mieux que « c kdo, c kdo, c kdo ». Il a appris tout seul à dire « merde », sans doute le disons-nous trop souvent quand le ton monte. Bébert peut vivre cinquante ans et je me fais du souci.
Ma femme m’a quitté. Depuis longtemps, je craignais que cela arrive. Beaucoup de gens, même défenseurs de la biodiversité, ne supportent pas les animaux et encore moins leur expression. Combien de procès contre des coqs, des chiens, des grenouilles même. J’ai lu récemment que des gens avaient obligé leurs voisins à combler la petite mare qui attirait des grenouilles. Nous avons eu une longue discussion, pénible. J’aurais préféré que le silence suffise. Lorsque ces dernières affaires ont quitté l’appartement, elle m’a dit « c’est cadeau ». Ses derniers mots. Malaise. J’étais vraiment affecté, Bébert aussi. Cela nous a fait du bien de sortir et de marcher. Bébert adore quitter sa volière et nous avons pris des vacances tous les deux, près de Poitiers, à Lavausseau. Lavausseau, c’est un ancien village de tanneurs, il y a des moulins et de l’eau. Bébert a une passion pour les baignades, on a même attrapé des écrevisses ensemble. Rupture pour rupture, j’ai mieux compris ce qui m’importait dans la vie. La vie, c’est cadeau.
Ma femme aimait vraiment Bébert, c’est moi qu’elle ne supportait plus et ma façon de toujours lui faire remarquer que mes attentions pour elle était des cadeaux. Elle croulait sous ces cadeaux qui n’en étaient pas, juste des gestes normaux, d’une vie normale. En fait, je lui rappelais chaque jour qu’elle était une intruse dans notre vie à Bébert et à moi, toujours en dette, toujours débitrice du grand dispensateur de bienfaits que j’aurais été pour elle. J’essaie d’apprendre à Bébert « pardonne-moi ».
Bébert va concourir pour le challenge du meilleur perroquet parleur ; avec tous les mots qu’il possède maintenant, il pourrait même battre Enzo le champion toutes catégories : « merci, c kdo, pardonne-moi, Bébert, 25 rue de la pierre plantée ». Ma femme nous verra peut-être et cela la fera revenir, je crois. C’est compliqué les cadeaux quand on est quelqu’un de compliqué. Je ne veux pas dire que ma femme est compliquée, mais peut-être que moi je suis compliqué. Pourquoi avais-je toujours ce besoin de lui dire « c’est cadeau » ? Je voulais me l’attacher, qu’elle me voit comme son seigneur, elle si féministe, si regardante au partage des tâches quotidiennes. Dire que je n’attendais rien en disant « c’est cadeau », est tout simplement un mensonge ; je m’en rends compte maintenant. On se ment beaucoup sur ce qu’on veut vraiment ou sur ce que l’on croit être. Mais personne ne m’a jamais appris à regarder au dedans de moi et puis les mots sont tellement trompeurs. Ma femme me le disait souvent. “Tu devrais consulter”. Ça veut dire quoi consulter ? C’est facile tant qu’on n’en a pas besoin et qu’on croit se connaître.
Je crois que ma femme ne reviendra pas. Elle a rencontré un officier de police (m’a-t-elle dit) et ensemble ils demandent leur affectation en Guyane. Je n’ai rien dit à Bébert de peur de le rendre jaloux. J’imagine que la Guyane et le Gabon ça doit se ressembler un peu comme climat. Enfin, je crois. Je dois signer les papiers du divorce ; je n’en ai pas envie, mais mon avocat m’a dit qu’il ne voyait pas bien ce que je pourrais invoquer pour m’y opposer : nous n’avons pas d’enfant, l’appartement m’appartient et ma femme ne demande pas de pension alimentaire. Alors quoi ? En fait, rien ne nous liait l’un à l’autre sauf l’amour et l’estime. J’estime beaucoup ma femme de m’avoir choisi et supporté pendant les années où nous avons vécu ensemble. Sa famille a sûrement joué dans notre séparation, ma belle-mère détestait les oiseaux ( qui sont pleins de puces disait-elle). Mais tout cela est du passé. La vie ne m’a pas fait beaucoup de cadeaux, je crois qu’Erika (je ne vous l’ai pas dit, mais ma femme s’appelait Erika) en était un et je n’ai pas su le voir.
Lu avec plaisir
plaisir à l’écrire et à sourire (tellement de textes tristes !)
J’aime beaucoup cette petite nouvelle, drôle et pleine de justesse.
merci, touchée