Vibrations cosmiques, étreinte puis coagulation. Entrevoir le canal tendre et chaud de sortie, serrer ses frêles mâchoires et amorcer une glissade sans même connaître le point de chute. Pousser un cri pour respirer l’air ambiant et clamer son arrivée, repérer tout de suite trois personnes, la mère vue d’en dessous, la grand-mère une larme sur la joue et une femme avec un tablier blanc et l’œil froid. À l’époque, c’était la coutume d’accoucher dans la maison familiale, descendre de Paris dans le Midi, à l’étroit après tous ces mois dans le ventre de sa mère, naître puis attendre l’arrivée le lendemain du père. Repartir sept jours après en train, emmaillotée et placée dans un minuscule hamac en filet blanc accroché dans la cabine, se balancer tout en regardant par la fenêtre les images qui fuyaient à toute allure et qui emportaient dans une sorte de vertige. Y voir aujourd’hui le signe de tous les déplacements géographiques futurs et des passages intérieurs incessants d’un monde à un autre.
Marcher très tôt et préférer découvrir ce qui l’entourait plutôt que rester lovée dans les bras de la mère ou du père. Par ce goût pour l’activité pédestre et exploratoire, se préparer à passer de nombreuses années, trimballée dans une vie familiale réglée par les promotions de la carrière du père mettant à l’épreuve cette vie qui en sortait toujours victorieuse. À partir de là, jongler avec plusieurs sois-mêmes, le soi de Paris, le soi du Midi, le soi du Nord, le soi de la vallée du Rhône… Se construire ainsi une singularité polyphonique. Parcourir de longs chemins en trottinette à pédale et à bicyclette, découvrir dans la vitesse l’élan à cultiver plus tard face à ce qui l’intéresserait. Avoir l’air sage, calme et mesurée, l’être dans un moi, ne pas l’être dans l’autre, le plein de fougue et de déraison. S’ancrer dans la réalité mais en percevant d’autres richesses plus spirituelles et rien à voir avec les religions, vivre dans plusieurs mondes à la fois.
Repérer le social niveleur, normatif et souvent vide de sens, essayer de s’en éloigner. Éviter les foules enthousiastes qui se fondent en un seul corps vulnérable enclin à la soumission. Voir les implications que supposait tel acte et savoir esquiver, déplacer ce qui gênait. Par contre, foncer parfois avec la conscience des risques, mais se lancer tout de même toujours curieuse des effets d’un inattendu ! Ensuite quelles que soient les conséquences se dire « c’est de mon fait ». Peut-être là, repérer de l’auto-satisfaction, alors que très souvent propension à se confronter au doute, mais réaliser qu’il permettait d’avancer. Se sentir responsable mais ne jamais traîner le boulet de la culpabilité, s’expliquer, reconstruire, admettre. Ainsi situer ce qui est de l’ordre du social, de l’émotionnel mais sans les nier les dépasser pour accéder par une approche non psychologique du rêve certains types de connaissances qu’un Castaneda a décrites.
Aimer, aimer encore avec tous les souvenirs indélébiles mêlés aux méandres de la vie quotidienne. Mettre au monde avec une joie infinie deux enfants, qui à leur tour ont mis au monde des enfants, adopter un enfant devenu adulte, suivre la chaine avec tendresse, mais se poser avec inquiétude en même temps aujourd’hui des questions sur leur avenir dans cette planète maltraitée et soumise aux gouvernances extrémistes qui ne cessent de s’étendre. Être emplie de peine à la mort des siens proches parents, amis, ne pas redouter la sienne, tenter de l’apprivoiser en découvrant ses signes avant-coureurs qui créent comme une familiarité, et percevoir les vibrations d’origine pour y retourner. Cultiver cette hypothèse, cette croyance ou cette lucidité ! Prendre conscience au fil des ans que certaines intuitions ont gagné en force, se sentir de moins en moins en tant que membre d’une espèce au centre du monde, mais plutôt comme faisant partie d’un tout. S’éprouver comme une sphère, avec son lot de potentialités, et à chaque phase les utiliser partiellement, les conquérir, les rejeter, les malmener pour au bout du compte à ce jour mesurer les fluctuations, les ratés et les réussites.
Certes aujourd’hui « je ne suis pas ce que j’ai été », pourtant au fond de soi ressentir l’inverse, comme une permanence de l’essentiel. Certes « je n’ai pas été ce que j’aurais pu » avec une meilleure dynamisation des éléments de ma sphère originelle. Certes « je ne suis pas devenue ce que j’aurais pu devenir », mais pourquoi cela serait-il mieux ! Certes « je n’ai pas tenu mes promesses » oui bien sûr, mais en avoir tenu certaines, aimer échapper à celles plus tard désavouées. Ce n’est pas mal non plus de surprendre et de se surprendre ! Certes je n’ai pas tout dit, certes je commence à être inquiète de ce que je pourrais signifier si je continue à écrire, certes vous vous en moquez peut-être, certes je voudrais aller à l’essentiel, certes je voudrais dire en trois mots l’essentiel, certes il faut que je m’arrête et que je me calme. Je suis à ma table d’écriture, je lis ces mots. J’ai essayé d’être sincère, j’ai conscience que les images retenues, pourquoi précisément celles-ci, ont des origines multiples, de vrais souvenirs, des souvenirs transmis, des reflets de l’inconscient, des croyances, des images surgies de je ne sais où, pourtant elles sont significatives dans leur agencement, leur mise en scène surgie elle aussi je ne sais d’où.
La sincérité de ce texte est manifeste et en fait sa valeur. Il me permet, hélas, de mesurer mon peu de sagesse personnelle. Je voudrais tendre, néanmoins, vers cette lucidité, ce recul, et cette sérénité…
Merci de votre lecture. Visée vers un peu de lucidité, de recul, oui j’essaie. La sérénité, pas sûr d’en être très proche !!!
Je profite de ce message pour vous dire combien j’aime vos textes et vos aquarelles ou les bleus ont la part belle.
J’aime bien votre première descente qui a appelé d’autres déplacements géographiques et le repérage du « social niveleur, normatif et souvent vide de sens. Pourquoi cette rupture d’avec l’infinitif dans le dernier paragraphe ? Pourquoi ce je d’un coup trop présent ? En avez-vous eu besoin ?
une vraie introspection – une descente en soi très personnelle et qui pourrait être celle de chacun s’il en était capable ou le voulait (avec quelques menues variantes)
eh ben non,on ne s’en moque pas (bravo pour le passage du verbe au « je », très réussi)