Celle dont les cheveux étaient permanentés couleur gris argent, qui se faisait coudre des robes dans des tissus à motifs géométriques ou à fleurs qu’elle choisissait avec soin. Celle qui habitait une rue qui portait le nom d’un résistant, et dont le mari avait été tué par les Allemands. Celle qui chaque année louait un minuscule appartement dans une cité balnéaire du Nord, quelques semaines avant l’été, et qui décéda un matin gris de novembre allongée sur le canapé rouge du salon, ses derniers mots, à peine audibles, pour son mari mort il y a plus de quarante ans.
Celle qui ne vivait pas dans le manque de son mari mort dont elle ne parlait jamais, celle qui était on aurait dit taillée dans un bloc de grès ou de granit, silhouette monumentale, sculpturale, dont la vie semblait avoir ce même caractère monolithique. Celle qui avait perdu un fils aîné dont on ne parlait pas, et qui à la mort de son second fils murmura au bord de la fosse, qu’on allait une nouvelle fois l’accuser. Celle qui venait le dimanche et faisait fondre une pomme boskoop dans un peu d’eau avec de la cassonade foncée et emportait ce dessert pour s’en délecter seule dans la chambre de la maison de retraite où elle finissait ses jours. Celle qui avait toujours dans sa sacoche noire à fermeture dorée un sachet en plastique usagé, devenu translucide avec le temps, et qui contenait des carrés de menthe qui collaient par trois ou quatre.
Celle qu’elle n’a pas connue, une tante, une arrière-tante, qui ne bougeait plus de sa chambre et de son lit à l’étage de leur maison, et qui un jour demanda à sa mère encore enfant de chercher la pastille de réglisse, qu’elle avait égarée et qui avait glissé sous son lit – la petite avala la pastille et dit qu’elle ne l’avait pas trouvée.
Celle qui était petite et discrète, celle qui n’avait pas eu d’enfants et qui vivait avec son mari dans un appartement vieillot et tremblant au passage du tramway, celle qui faisait bouillir la camomille sur un vieux poêle à bois au milieu de la cuisine. Et puis l’autre, celle qui tenait une boutique minuscule de fruits et de légumes dans la rue où passait le tramway, qui était habillée d’un tablier – on disait un cache-poussière, en nylon blanc. Celle dont le visage était tout buriné et les yeux minuscule et plissés, avec ses cheveux courts bouclés elle ressemblait à une Espagnole ou à une Italienne. Celle qui leur présentait des bocaux de verre emplis de trésors, des caramels au chocolat avec un petit éléphant doré sur le fin papier de couleur brune, ou des souris multicolores, dont ils saisissaient une pleine poignée.
Celle dont elle n’a vu le visage qu’une ou deux fois, elle en a un souvenir très lointain ou alors c’est qu’on le lui a raconté, une sorcière, des doigts fins aux ongles jaunis et démesurément longs. Celle qui était toujours vêtue d’un tailleur bleu marine, et qui portait des chaussures à petit talon. Celle qui semblait appartenir à la modernité quant toutes les autres appartenaient au passé. Celle dont on dit qu’elle passa une année entière dans les prisons des Allemands car elle s’était ruée en hurlant sur l’officier qui emmenait le garçonnet, voisin de palier. Celle qui habitait un quartier populaire du centre-ville, qui avait eu quatre enfants dont un dénommé Isidore, une intelligence qui travaille avec le vent, disait sa mère, et le dernier, trisomique, qui refusait de manger tant qu’il n’y avait pas six tartines sur la table et qui était mort à l’âge de trente ans.
Celle qui, alors que je glissais en chaussettes sur la carpette à l’entrée du salon, me dit: toi, tu es une sauvage!
« Et puis l’autre » donne sa force à toutes les autres jusqu’à celle qui est une sauvage. Merci.
Oh merci Cécile! Je viens de « raccrocher » à l’atelier en cours. Merci pour votre lecture attentive et à mon tour je vous lirai avec plaisir.