Celles qui n’en avaient que faire des mots Celles qui n’en avaient que faire des promesses Celles qui avaient les mains gercées à force de frotter le linge et de laver les légumes avec l’eau du puits Celles qui venaient de familles de laboureurs et qui portaient des bas de laine et des robes sombres Celles qui se pliaient à la tradition, avaient pourtant des yeux qui brillaient, d’un noir si affûté qu’ils semblaient se planter droit devant avec la volonté de ne jamais se détourner
Celle qui rêvait d’une robe rouge
Celle qui confectionnait des balais avec des branches de genêt toutes de la même longueur et ficelées grossièrement
Celle qui passait par les maisons pour proposer son beurre
Celle sur la photo qui a de l’aplomb, les deux pieds campés dans la terre, et sans doute qu’elle ne craignait pas de marcher à travers les landes inondées de brume ou brossées de vent, et même qu’elle ôtait ses chaussures pour ne pas les user Qui était bien aimée d’Angélique P., femme que j’ai fréquenté jusqu’à ses 106 ans et demi et qui parlait si bien des jardins et des filles qu’elle avait connues quand elle était jeune et qui toutes étaient parties sous la terre comme elle disait, toutes nées dans ce petit coin de pays en bordure d’océan là où il n’y avait pas de villes, rien que des villages et des bourgs avec le marché un jour par semaine et quelquefois une foire aux bestiaux ou une fête de la mer avec les bateaux qui faisaient la navette entre le port et l’île en face Celle dont il ne reste pas grand-chose sinon deux clichés réalisés dans le studio d’un photographe à l’occasion de ses vingt ans et de son mariage Celle à qui je ressemble m’a-t-on dit, du moins en carrure et en tempérament
Celle qui avait dû aimer la splendeur des grands arbres de la côte alors qu’ils traversaient le siècle sans qu’on les tracasse Qui se laissait émouvoir (enfin je crois) par les clameurs du vent d’ouest, par la venue des fleurs au verger Qui aurait aimé écrire des poésies mais elle n’avait pas d’encre ni de cahier, de toute façon elle n’y avait jamais cru suffisamment pour le faire
Celle qui s’aventurait sur le chemin des écluses et cueillait des fleurs de marais, les serrait fort en bouquets pour les vendre Qui défaisait sa chevelure et rêvait de dentelles et d’amour, ayant eu vent que de tels sentiments pouvaient exister et entraîner la fièvre, quand elle arpentait le môle et croisait les pêcheurs aux manches retroussées et aux airs délurés (ils étaient nombreux à cette époque-là à posséder des bateaux et à sortir en mer avant l’aube)
Celle qui n’était finalement pas si jeune quand elle avait pris mari (urgent d’accepter le premier parti venu sans trop faire la fine bouche sinon elle allait rester seule), un certain mois de janvier avait livré un petit garçon au monde qui porterait le même prénom que le père et ne s’en était jamais remise
Celles qui étaient loin d’être stupides même si elles n’avaient pas étudié ni lu le moindre livre Celles qui avaient vécu la guerre Celles qui auraient sûrement préféré un peu de richesse matérielle à n’importe quel serment d’amour (les pauvres n’avaient connu ni l’un ni l’autre, pas même possédé un col brodé ou une paire de gants en peau) Celles qui ont servi un mari toute une vie sans broncher Celles qui ont résisté longtemps avant de céder Celles à qui ça a coûté la vie Et celles de l’autre famille plus loin dans les terres qui se laissaient dominer par les hommes elles aussi, pas leur mot à dire, et qui s’échinaient dans les tâches obscures et soignaient les bêtes et sarclaient les rangées de choux Celle qui s’en était sortie (je me demande comment), à priori grâce au curé qui avait repéré ses facilités à l’école et qui en avait parlé à son père si bien qu’elle avait eu plus de chance que ses sœurs Qui avait fait des années de pensionnat Qui avait tenu bon Qui avait appris mille poèmes et chansons par cœur (aujourd’hui un seul mot enclenche chez elle la venue d’un ou plusieurs couplets) Qui n’a jamais pu oublier l’enfant mort. Qui a bien caché son chagrin
Celles dont je devine les visages, Marie Gilberte Clotilde Simone Thérèse Eugénie Joséphine, ce jour-là elles se donnent le bras et avancent dans l’allée sous les arbres en sautillant et en chantant, joie et insouciance, on dirait des petites filles, et puis l’une d’elles se retourne et semble me faire signe « Viens, suis-nous. On y va. », toutes corps jeunes et alertes, cheveux ébouriffés, robes claires.
et merci d’y avoir joint une photo ! j’aime bien l’équilibre des paragraphes, cette architecture compte énormément dans la rémanence de la lecture
J’avais à peine fini que l’écho m’arrive… tellement merci…. et ça rassure d’autant que depuis deux jours j’essayais de trouver le bon tempo entre fragments et j’attendais pour publier, mais bien sûr ça n’est jamais fini !
Cette évocation de destins de femmes me touche énormément; C’est si juste et sensible ! Merci !
Oh merci pour votre lecture, chère Shirin Rooze (nom pour moi évocateur de moyen orient et de parfum de fleurs…)… et on pourrait composer un livre entier à partir de ces destins emmêlés et croisés sur un même territoire…
Ton texte est émouvant et touchant parce qu’il les presente bien et se presente bien, j’aime ton choix de disposition, les Celles avec majuscules, les Qui de milieu de phrase. C’est super reussi. Merci, Françoise. Tu es très forte pour donner vie à des personnages. Je t’avais apocryphée ou lue pour cet exercice la première fois.
Je lis tes mots, Anne, et ça soutient bien sûr.
Merci pour le retour.
On travaille, on travaille, on s’interroge, on ne sait pas… alors soudain quelqu’un qui dit que ça fonctionne, ça donne envie de poursuivre !
A te lire aussi, avec joie…