Celles qui encore allaient au lavoir, battaient, brossaient, rires, sueurs et prières pour ceux qui s’en sont allés dans les campagnes. Celles qui encore allaient à l’église le dimanche en grimpant le San Pedrone du hameau vers le village. Celles qui encore parlaient le corse dans leurs longues jupes noires a funtana. Celles qui par deux fois ont été veuves. Celle qui justifiait la marche du monde avec des proverbes. Celle qui a dû quitter l’école parce que sa mère pensait qu’elle en savait déjà bien assez et qu’elle serait mieux à tenir avec elle la maison, et les trois petits. Celle dont le mari italien a été assassiné sur un chantier de Bastia. Celle qui n’oubliera jamais le petit matin de mars 1943 où les soldats de la Gestapo sont venus arrêter son frère qui faisait circuler des journaux clandestins sous les banquettes des autos qui partaient à Vichy. Celle qui la nuit criait après les assassins de son frère. Celle qui a vu son mari revenir hagard après l’interrogatoire de la rue des Saussaies. Celle qui racontait La chèvre de monsieur Seguin comme si elle avait connu la pauvre Blanquette. Celle qui en deuxième noce s’est mariée en noir, sans voile ni dentelles, une gerbe d’œillets et de glaïeuls posée devant son ventre déjà rond. Celle qui dès l’aube embaumait la maison de ragoûts de viande, nepita, laurier et tomates. Celle qui étalait l’odeur rance et poudrée de son rouge à lèvres sur mes pommettes parce qu’elle me trouvait pâlotte. Celle qui me frottait la commissure des lèvres de son index mouillé de salive écœurante. Celle qui dentelait les frappes à la roulette. Celle qui a renoncé au piano au cours de l’hiver 42 où il a été décidé que l’instrument serait mieux employé en bois de chauffage. Celle qui saupoudrait de sucre les tranches de pain beurré à l’heure du goûter. Celle qui ne savait pas prononcer la lettre X parce qu’elle n’existait pas dans sa langue maternelle. Celle qui m’a apprit à monter les mailles. Celle qui est tombée dans le petit couloir face contre terre un mois de juillet qu’elle devait emmener son petit-fils en vacances. Celle qui s’est étouffée avec un quartier d’orange et que longtemps on en a ri d’avoir appris à la haïr. Celle qui est morte pauvre folle à quinze ans — ou était-ce une mauvaise fièvre ? Celle qu’on appelait Pierrette, du petit nom de celle qui est morte à quinze ans. Celle qui deux fois est tombée dans le coma. Celle qui portait avec fierté une cicatrice en croix de lorraine sur le tibia. Celle qui portait le prénom du grand-père Eugène. Celle qui était fascinée par l’âme russe. Celle qui comme les garçons du village allait porter la sérénade à la nuit tombée. Celle qui a été élue reine des Corses de Paris en 56. Celle qui aimait les oiseaux même en cage. Celle qui prétendait avoir vu des chiens s’envoler quand le libecciu s’engouffre dans les rues de Bastia. Celle qui devinait l’avenir dans les tâches d’encre. Celle qui fumait depuis toujours. Celle qui avait la même voix que Delphine Seyrig. Celle qui riait d’un grand rire de gorge en découvrant ses dents blanches si bien rangées. Celle qui aimait le gris du soir. Celle qui voulait que ses cendres volent dans la Castagniccia. Celle qui un jour a posé son regard dans le vide avec la mort en face. Celle qui aimait les courants d’air. Celle qui pour mettre de l’ordre dans sa tête organisait d’abord un grand désordre de pieds d’acajou dans le salon. Celle qui disait : pleure tu pisseras moins. Celle qui dessinait des constellations immenses sur les vitres embuées de novembre pour tromper l’ennui. Celle qui voulait croire aux fantômes. Celle qui ne se lassera jamais de l’aube au dessus de l’Elbe.
Celle qui allait en pèlerinage vers une chapelle perchée en remplissant le pli de sa dernière jupe repliée de châtaignes pour qu’elles frappent ses genoux…. bon dans les que j’ai repérées et ne connais pas aucune n’était corse (moi de naissance un poquito) mais je sens que mon envie de les modeler grandit grâce à ce texte… ai cru les voir les vôtres.
Le texte de Caroline m’a fait le même effet, Brigitte. C’est etrange et j’étais bien décidée à ne pas… Déjà fait ecrire en atelier, générations d’avant la barbe, … Et après lecture, sortir le la généalogie pour des figures de femmes, apporter du materiau comme dit François. Merci, Caroline. J’aime celle qui un jour a posé son regard dans le vide… Et celle qui racontait la chevre de Mr. Seguin…
@Anne, décidée à ne pas ? Allez allez, ces convocations une fois qu’on commence … en attendant ce qui m’amuse c’est que les deux que tu as aimées sont mère et fille !
Merci Brigitte ! Je suis très curieuse de rencontrer les vôtres…
Celui qui, du coup, relut La chèvre de Monsieur Seguin… 😉
Terrible combat, à l’époque où ma grand-mère contait l’histoire je ne suis pas sûre qu’elle m’effrayait autant qu’aujourd’hui !
Celui qui changeait la fin de l’histoire pour que je dorme
@Nathalie Holt : ma grand-mère était de celles qui ne rassurent pas vraiment !
Litanie magnifique . ( Celle qui me frottait la commissure des lèvres de son index mouillé de salive écœurante. Que j’ai croisée)
Grand merci Nathalie, me doutais bien que celle au doigt mouillé de salive d’autres l’auraient connue ! Je dévore chaque texte avec cette curiosité de nos souvenirs communs. M’en vais vous lire
Celles des lavoirs… l’ordre du monde justifié par les proverbes de celle-qui… celle du « Pleure, tu pisseras moins ! »… le X de celle dont il n’existait pas dans la langue… celle des tranches de pain beurré saupoudré de sucre… que d’échos – et même du frisson avec celle de l’index mouillé de salive écoeurante ! Deux autres qui me restent un mystère – ce qui n’est pas pour me déplaire 😉 … « celle qui dentelait les frappes à la roulette »… « celle qui organisait d’abord un grand désordre de pieds d’acajou »…
Ah oui ces deux là plus mystérieuses, mère et fille, j’attends les prochaines consignes pour peut- être lever un peu le voile … merci pour ces frissons partagés, ce qui m’émeut à la lecture de tous ces textes, celles qui ont des histoires en partage.