Celle qui m’a recueilli est la fille de celle qui est morte trop tôt. Celle qui m’a recueilli est la belle-fille de celle qui s’est jetée sous le train une nuit de 1922. Celle qui m’a recueilli est la belle-sœur de celle qui faisait si bien la choucroute. Celle qui m’a recueilli est la tante de celle qui travaillait à la Sécurité Sociale d’Alsace-Moselle ; la tante de celle qui ressemblait à Agnetha Fälkstog ; la tante de celle qui fumait des joints en douce aux mariages. Celle qui m’a recueilli est la belle-sœur de celle qui jamais n’apprit un mot de français ou d’alsacien et passa sa vie à s’adresser aux gens dans son allemand de Thuringe. Celle qui m’a recueilli est la tante de celle qui partit à Bruxelles étudier à l’école d’interprète. Celle qui m’a recueilli est la belle-sœur de celle qui, veuve en 1943, passa le reste de sa vie assise, une couverture sur les jambes, à grelotter. Celle qui m’a recueilli est la belle-sœur de celle qui vivait à Detroit avec ses chats et ses chiens et son accent de Clichy intact. Celle qui m’a recueilli jouait au rami avec celle qui donnait les restes de la cantine aux chiens. Celle qui m’a recueilli recevait toutes les paumées du quartier, à commencer par cette pique-assiette de madame Blanche. Celle qui m’a recueilli prononçait les « b » comme des « p » et les « d » comme des « t ». Celle qui m’a recueilli parlait l’allemand en roulant les « r » avec celle qui dirigeait d’une main de fer l’école maternelle. Celle qui m’a recueilli passait ses jeudis après-midis rue Lamarck avec celle qui habitait le même village en 1918. Celle qui m’a recueilli chaque mois allait chercher la choucroute tout juste livrée chez Schmitt, gare de l’Est. Celle qui m’a recueilli préparait chaque dimanche les gamelles de la semaine pour celle qui, seule à Paris, étudiait rue d’Ulm. Celle qui m’a recueilli passait le balai chez celle qui vivait sur le même palier entourée de faux Delacroix. Celle qui m’a recueilli est née allemande en 1909 avant de devenir française en 1919 avant de redevenir allemande en 1940 puis française en 1944 avant de s’éteindre, sa main dans la mienne, en 1991.
Très beau texte! c’est fou comme tu évoques l’histoire, en même temps que des sentiments, à partir de ce/ces portraits.
Merci, Vanessa !
J’aime ce qui se tisse entre toutes celles qui, fil d’Ariane si ténu et si solide.
Merci, Isabelle !
un choeur avec ses différences, ses liens, et un recueilli