Celle qui a une forêt sombre dans la tête, qu’elle laisse s’étirer, humide et noire, capturant le moindre rayon de soleil. Celle qui déplace sa forêt sur son dos, de ville en ville, de pays en pays, et oublie d’arroser les bourgeons nouveaux-nés. Celle qui n’ose pas dire. Celle qui préfère se taire pour que les autres l’oublient. Celle qui range ses envies dans des tiroirs fermés à clé. Des tiroirs bien profonds où elle a peur ensuite de plonger et de s’y perdre. Celle qui vient ici pour faire craquer les feuilles sous ses pieds et respirer l’air dont elle se prive depuis des mois. Celle qui pourrait dire oui mais qui dit non. Celle qui voudrait bien mais qui ne peut pas. Celle qui se colle à nos troncs noueux comme à une bouée. Celle qui sautille petit pot de beurre et panier grand-mère. Celle qui crie au loup. Celle qui mouline les soucis comme une soupe bien épaisse. Celle qui regarde le monde de loin. Celle qui d’une branche se fabrique un royaume. Celle qui ne fait que partir. Partir plus loin. Plus vite. Celle qui ne fait que repartir. Celle qui tourne en rond. Comme certaines fleurs du printemps plantées autour de nos troncs majestueux, qui se déploient en cercles, de plus en plus larges. Celle qui vient ici oublier. Celle qui ici s’entraîne à rire s’entraîne à jouer et s’inquiète de savoir si l’artifice opère. Celle qui vient ici s’oublier. Celle qui n’a pas de mots. Celle dont les mots n’arrivent pas jusqu’au seuil de la bouche, ou rarement, comme des salves noirâtres qui suintent, éructent, forment une croute épaisse sur les bords de ses lèvres. Celle qui fouille, qui creuse, qui cherche un trésor, boussole à main. Celle qui a toujours à faire. Qui n’a jamais le temps. Celle qui a renoncé. Celle qui s’est perdu dans les sous-bois et redoute la nuit. Celle qui aimerait bien rencontrer le loup. Celle qui fredonne dans les allées. Celle que tout le monde regarde. Celle qui à l’abri des sous-bois fomente une révolution. Celle que tout le monde acclame. Celle que tous regardent. Celle qui pleure en silence et ne sait pas que ses enfants la regardent, penchée sur ses larmes, dans la lumière du matin. Celle qui se cache depuis que la frontière s’est refermée. Celle dont le corps noueux se mue en chêne à chaque printemps. Celle-ci que nous avons portée, nourrie, cachée. Celle-là que nous avons tenté de maintenir en vie et qui s’ennuie désormais et voudrait voir le monde. Le monde qui se devine derrière les frondaisons. Celle qui tisse les mondes communs qui nous relient. Celle-ci que nous ne pouvons plus retenir. Celle-là dont les racines affleurent, traversent la peau, et enveloppent son corps. Celle dont la forêt se déploie, migre du coeur au cerveau, une forêt dont le monde est fait, dont la ville là bas, vivier grouillant, se souvient si peu. Et nous, toujours là, à tendre l’une de nos branches, à murmurer nos chants au creux de ses oreilles.
Mais quelle arrivée ! C’est saisissant toutes ces images. Je trouve le texte poignant et d’une belle continuité. L’impression d’une seule et même femme, et à la fois de toutes les femmes… Merci !
Merci! Oui, je voulais tenter d’évoquer à la fois un chœur de femmes, mais aussi dessiner la figure centrale de l’une d’entre elles, d’alterner et de lier les deux, à l’ombre des grands arbres…
Donne la sensation visuelle du déploiement en cercles de plus en plus larges de ces certaines fleurs mais aussi une alternance de repli et puis de redéploiement comme de voir un texte écrit en mimosa pudique. merci
Merci Jeanne pour ce retour!
J’ai beaucoup aimé votre texte, à la fois métaphorique et charnel, sensuel. Merci.
Merci Elisabeth!
« Celle qui mouline les soucis comme une soupe bien épaisse… » et celle qui creuse… et puis tout 🙂
Ah, comme Brigitte, on peut choisir ? Ben j’ai essayé, mais il y en a trop qui sont mes préférés. Je ne rajoute rien. Elles ont tout dit dans les commentaires précédents. Magnifique. Merci.
Merci Anne!