Celle qui ramasse un papier déchiré dans le caniveau / Celle qui va au cirque et tombe amoureuse du trapéziste / Celle qui lace les chaussures de l’homme à bout de vie / Celle qui rêve devant la vitrine du chapelier / Celle qui apprend à lire avec les enfants dont elle est la bonne / Celle qui s’envole vers un pays de nègres / Celle qui tire les cartes / Celle qui dans le cimetière se demande comment elle va se faire à manger maintenant qu’il est mort / Celle qui monte à Paris / Celle qui voudrait offrir des manteaux de fourrure à sa fille / Celle qui vend des bonbons aux enfants du village / Celle qui chante « Dis, quand reviendras-tu ? » / Celle qui quitte la ferme et devient trapéziste / Celle qui est la bonne et se fait violer par son patron / Celle qui voit partir à la guerre son mari et ses deux fils / Celle qui recueille au goûter tous les gamins de l’immeuble / Celle qui écrit d’un pays lointain / Celle qui truque les comptes pour offrir à sa fille des manteaux de fourrure / Celle qui porte la grande lessiveuse de cuivre vert / Celle qui court au sortir de la gare pour voir enfin la Seine / Celle qui aime Michèle Morgan et l’opérette / Celle qui coud des robes longues / Celle qui fait des tartines couvertes de beurre et de chocolat en poudre / Celle qui trouve au matin son mari pendu à une poutre / Celle qui fume et siffle et crache et rote comme un mec / Celle qui voit partir le petit dernier à la guerre qui suit la dernière / Celle qui était celui / Celle qui connaît toute l’histoire des Frères Karamasoff / Celle qui c’en est trop et devient folle / Celle qui se trouve si laide dans la vitrine du chapelier / Celle qui en prend pour dix ans / Celle qui achète ses œufs à la voisine / Celle qui relève sa robe de mariée pour que des mains ivres remontent la jarretière le long de sa cuisse / Celle qui n’a le droit de cueillir dans le potager des maîtres que les salades qui ont monté / Celle qui se promène dans le village en robe et ombrelle blanches / Celle qu’on ne doit pas aller voir, dont on ne peut parler, qui n’existe pas / Celle qui caresse d’une main qui tremble la toile cirée sous laquelle elle range les lettres précieuses / Celle qui se récite les déclinaisons latines le long des boulevards où passent les camions des occupants/ Celle qui je n’en peux plus mais bon / Celle qui avale un noyau de pêche / Celle qui ne parvient plus à s’arrêter de rire quand elle a soudain conscience de raconter partout le mensonge qui la venge / Celle qui cache des bouteilles de vin par une trappe sous la table / Celle qui les emmerde tous / Celle qui ne franchit pas le seuil des maisons des gens bien / Celle qui est renversée par l’amour et tondue par la haine / Celle qui retourne entre ses bras trop maigres les énormes roues de fromage / Celle qui marche des heures jusqu’au village sur le plateau pour ne pas laver son linge au lavoir des bouseux / Celle qui sent qu’on la suit dans la rue / Celle qui tombe dans le feu de la cheminée / Celle qui respire enfin au sommet du col / Celle qui se laisse tripoter dans l’escalier et ne dit rien parce que c’est le propriétaire / Celle qui escoube la cuisine / Celle dont on détruit la maison pierre à pierre dès le lendemain de sa mort / Celle qui écrit des poèmes à ses petits enfants / Celle qui colle la radio à son oreille et s’enfouit sous les draps / Celle qui apprend à lire aux enfants de la montagne / Celle qui dessine sur la paroi les animaux que l’homme chasse / Celle qui connaît le nom des fleurs /
Celle jeannelouisealiceaugustinemariaclaraclaudineirénéelaurencemarie
Celle dont j’ignore le prénom
Celles-là, Monsieur Perse, elles n’ont pas de servantes pour épousseter leurs mots.
Bel hommage que tout ces laps.