autobiographies #03 | Cedrus

CEDRUS LIBANI est gravé en lettres qui ont été dorées sans doute au moment de la plantation de l’arbre le 18 octobre 1993 comme l’indique l’inscription sur la plaque de marbre dont les nervures d’un vert glauque, du même vert que les petites rosettes d’aiguilles piquantes qui tamisent le ciel, s’élèvent et s’entrelacent en flammes froides sur la surface verticale enchâssée dans le bloc de ciment au centre d’un des côtés de la petite grille aux mailles en forme de losanges qui délimite un carré autour du tronc dont l’écorce noire maintenant s’écaille (et dire que le cèdre peut vivre jusqu’à 2000 ans), et les branches commencent très bas à lever leurs bras au ciel, à lever leurs bras comme font les humains dans leurs gestes de prière, en lignes courbes et les arcs formés par les branches en plans superposés jaillissent tout autour du tronc, en levant la tête on en voit deux qui s’entrecroisent dans la forme d’un cœur ou d’un sas qui donnerait accès à un monde parallèle mais n’est-ce-pas justement le rôle du cœur d’être un sas vers le monde parallèle de l’amour, sas que chacun espère franchir un jour ou au contraire se refuse absolument à franchir c’est selon, tandis que systoles et diastoles se succèdent plus de deux milliards de fois au cours d’une vie humaine (optimiste disons cent ans), à 80 fois par minute ça ne laisse pas beaucoup de temps à l’amour pour passer se passer dans le cœur mais si on considérait les deux branches qui s’entrecroisent au premier tiers du tronc comme le sas du cœur, du cœur de l’arbre, l’ouverture vers le monde parallèle du ciel, et si systoles et diastoles devaient se succéder deux milliards de fois dans les deux mille ans de la vie d’un cèdre, je me demande combien de temps durerait chaque diastole et par conséquent de combien de temps je disposerais pour passer caresser le ciel et cela excède mes possibilités en calcul, si quelqu’un pouvait répondre à cette question, je lui en serais reconnaissante, moi qui, chaque matin devant CEDRUS LIBANI, devant la plaque en marbre indiquant qu’il a été planté par Monsieur Rafic Hariri premier ministre du Liban et Monsieur Jacques Chirac maire de Paris, je me plante moi aussi, sentant mes racines se ramifier par mimétisme sous mes semelles, mes racines-ancêtres, mes racines-lectures, mes racines-souvenirs, mes racines-être-inconnu-en-moi et dont, j’ose aller jusque là, les extrémités sont dotées de petit capteurs-champignons qui, tâtonnant dans l’obscurité de la terre, entrent en contact avec les capteurs de Cedrus et son exil devient mon exil, sa mémoire ma mémoire, sa sève mon sang, un sang transparent perlant de ses blessures devenues mes blessures entamant son écorce devenue ma peau le long de ses branches que je vois comme la multiplicité puissante et enchevêtrée de tous les « Moi » qui habitent mon petit intérieur, son énergie m’enveloppant comme des bras voluptueux mais d’une volupté qui se passerait de tout contact direct, de même que j’envoie comme lui mon pollen à des kilomètres à la ronde et je lève mes bras comme lui et de même que ses branches sont des bras, mes bras sont des branches et je deviens par sa présence, l’intermédiaire moi aussi entre la terre et le ciel ah je rêve d’une ville qui serait construite sur le modèle de Cedrus, une ville-cèdre imputrescible comme est réputé l’être le bois de cet arbre, une ville éternelle qui accueillerait les exilés sans distinction sans qu’aucun papier ne leur soit demandé, une ville-état, comme pouvait l’être Venise ou Sparte, mais bâtie en plans superposés, tous reliés au mât central qui s’élèverait jusqu’au ciel en s’amincissant à la cime, il faudrait bien-sûr des chaussures spéciales pour les habitants, à semelles adhésives pour se déplacer dans les rues, avenues, boulevards, venelles, impasses, toutes en pente, toutes sans exception en pente et emprunter celle qu’on appellerait la grand’rue, le long du mât central, carrément verticale et menant aux hautes sphères qui seraient ainsi accessibles à tous sans le secours d’échelles ou d’ascenseurs qui tombent souvent en panne oui, à l’aide de semelles adhésives – ça ne doit pas être bien difficile à fabriquer – on pourrait se déplacer librement le long des rues en forme de bras levés au ciel jusqu’aux terrasses en grillages composées des fines aiguilles disposées en rosettes d’un vert glauque, la taille des habitants de la ville devrait être réduite de beaucoup par rapport à la taille humaine actuelle ce qui situerait ce projet de ville assez loin dans le futur considérant que le Gigantopithecus Blacki vivant en Chine il y a cent mille ans mesurait trois mètres, on pourrait déterminer à quel rythme les humains se sont rapetissés depuis et par conséquent dans combien de temps ils atteindraient la taille adéquate pour vivre dans la ville-cèdre, à moins que les prouesses techniques et les nouveaux matériaus mis à disposition par le progrès ne permettent de construire une telle ville sur une vingtaine ou une trentaine de mètres de hauteur, opérations dépassant de loin là aussi mes possibilités de calcul mental ou écrit mais probablement possibles à réaliser par des architectes aidés de puissants ordinateurs, à moins que l’extinction de la race humaine n’intervienne avant ce futur mythique mais même dans ce cas ça n’empêche pas d’imaginer, l’écriture est là justement pour donner corps à toutes les fictions du monde, corps en forme de CEDRUS LIBANI, symbole, toujours d’après les inscriptions sur la plaque en marbre, de l’amitié entre la France et le Liban, entre Paris et Beyrouth.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.

9 commentaires à propos de “autobiographies #03 | Cedrus”

    • Non je ne suis pas libanaise. J’ai relu votre texte : quel fourmillement d’images-idées qui s’engendrent les unes les autres ! Moi aussi j’aimerais bien qu’existe « une ville-cèdre imputrescible comme est réputé l’être le bois de cet arbre, une ville éternelle qui accueillerait les exilés sans distinction …»

  1. Très beau texte. On la rêve avec vous cette ville-cèdre arpentée librement par des exilés aux semelles adhésives. Merci

    • plaisir de ce retour. je suis allée voir vos textes, j’ai laissé commentaire. sociologie imaginaire ? j’aimerais en savoir plus..

      • Merci pour votre regard sur les sons du quotidien… Sociologie de l’imaginaire, oui, il y a pas mal d’années maintenant. L’étude des archétypes qui traversent les groupes, les sociétés, les cultures et tissent l’ensemble. Leurs ressorts, leurs ancrages dans les mythes originels, leurs versions contemporaines. J’ai notamment étudié l’image des violences urbaines dans les médias, la légende urbaine de l’autostoppeuse poilue et le lien entre rumeur et meurtre…