Ce qu’elle ne sait pas, c’est que tout à l’heure un homme l’a regardée depuis le train. Il l’a vue descendre sur le quai, poser le sac à ses pieds et n’attendre personne. Il ne l’a pas lâchée des yeux tout le temps qu’a duré l’arrêt et quand le train est reparti, il l’a regardée encore. Sa présence sur ce quai était devenu le pivot autour duquel le monde de cet homme a tourné un bref instant. Lui aussi arrive désormais, il descend du train beaucoup plus loin, au terminus. Avant de descendre, il ramasse un carnet oublié sur une banquette. Il le feuillette, debout dans l’allée. D’abord, il cherche un nom, un numéro de téléphone, une indication comme parfois on en trouve: « ce carnet appartient à ». Mais rien. Il se dit qu’il va le rapporter aux objets trouvés mais il n’en fait rien, il glisse le carnet dans son sac puis l’oublie. Dans le carnet, une écriture fine, serrée, peu lisible semble raconter une histoire. De la première à la dernière ligne, le texte est d’un bloc. Il n’est pas très long, cinq, six pages peut-être. Le texte parle d’elle, de cette femme, avant qu’elle ne descende du train, mais ce n’est pas elle qui l’a écrit. Ce n’est pas un carnet qu’elle aurait oublié, ce serait trop simple. Le texte a été écrit par une jeune femme, durant le voyage, ce qui explique l’écriture tremblée en plus d’être fine et serrée. Cette jeune femme avait acheté le carnet à la gare de départ pour y noter quelques états d’âme amers. Et puis elle l’a vue, face à elle. Elle l’a longtemps regardée, l’a dévisagée sans crainte de croiser son regard. Elle a vu de suite qu’il était perdu, l’immense fatigue. Elle l’a regardée ne pas fermer les yeux, accrochée aux pensées en elle, sac à dos posé aux pieds, entre ses jambes écartées, besace posée à plat sur le sac, mains posées à plat sur la besace, et elle a commencé à écrire ce qu’elle voyait d’elle, ce qu’elle ressentait, ce qu’elle imaginait. De ce qui est écrit, on ne sait rien puisque le carnet est dans la poche du sac d’un homme qui l’y a oublié. La jeune femme arrivée chez elle a cherché le carnet un moment. D’abord un peu peinée de l’avoir perdu, c’était un beau carnet à la couverture cartonnée, elle l’a oublié, comme elle a oublié bien vite cette femme observée dans le train. Ce que l’on sait maintenant, c’est qu’un carnet existe qui raconte quelque chose sur une femme qui ne le sait pas, qu’un homme l’a regardée depuis le train lorsqu’elle est descendue et qu’un autre homme, assis à la table d’un vendeur de kebab la regarde traverser.
Il y a cette expression qui me vient, à la lecture de ton texte : « en regard de »… Et je creuse un peu, du coup, et cette explication : « En regard signifie « vis-à-vis, en face ». Cette expression s’utilise principalement lorsque l’on parle de documents écrits.
Exemples :
– Ce texte est publié en français avec une traduction anglaise en regard.
– Je vous transmets le texte original, ainsi que la version révisée en regard. »
C’est intéressant, du coup, tous ces regards qui sont autant de textes, non ? (source : http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=1060 )
Oui Vincent
Chaque regard est un texte, une histoire En regard de…
le vis-à-vis, qui est un argument pour l’immobilier : appartement sans vis-à-vis. Tout le contraire ici.
Merci pour ta remarque qui dynamise
Vincent ? 😉
Sébastien of course
Le croisement des regards er des retours entre ici et FB m’a conduit à te débaptiser sans toutefois te confondre avec quiconque
😏
trop paresseuse pour trouver mots; juste : quelle plaisante ouverture cet emboitement de textes
Merci Brigitte
C’est vrai que les consignes de François rendent possible ce plaisant emboîtement
Jolies poupées russes !
Du coup, qui regardait l’homme ? 😉
on