Greg a regardé le break Volvo s’éloigner avec un pincement au cœur, même s’il sait que ce déménagement ne modifie en rien les sentiments qu’il éprouve pour sa sœur ni l’amour qu’elle lui témoigne. Elle continuera à lui rendre visite avec la même régularité dans son studio de Green Street, à s’inquiéter de sa santé mentale et à lui proposer la visite de psychologues. Ils ont partagé les moments difficiles d’une enfance puis d’une adolescence avec pour unique repère une mère entraîneuse dans les bars du district de Chelsea, à changer de logement tous les ans, parfois à dormir dans une loge ou un vestiaire quand Christine ne trouvait personne pour les garder. C’est là que sa sœur a pris goût aux drogues, Greg en est certain, même si leur mère jure grands dieux qu’elle les a toujours tenus à l’écart des mauvaises fréquentations inhérentes à son métier. Greg ne dormait pas souvent dans les sous-sols d’un night-club ou d’un cabaret, Christine trouvait à le caser ailleurs, mais sa fille par contre ne se plaignait pas de passer une nuit sur un canapé, au milieu des rangées de costumes suspendus à des portants, tandis que résonnaient les boîtes à rythmes et que se succédaient maquilleuses, coiffeuses et partenaires de danse de Christine, dans la brume des cigarettes et des fumigènes utilisés pour certains numéros. Lorsqu’elle rentrait à la maison, ses cheveux avaient emprisonné l’odeur de l’encens, la sueur, la laque et la cigarette. Sa soeur était téméraire même s’il lui arrivait « des trucs pas nets ». Était venu un moment où elle avait laissé entendre qu’elle était claustrophobe ou que la fumée lui déclenchait des quintes de toux, alors Christine persuadait la voisine de garder les deux enfants au lieu d’un seul.
des poissons luisants qui finissaient par se laisser attraper et gigotaient de rage, l’échine cambrée jusqu’à l’asphyxie
Puis elle était devenue assez grande pour rester seule dans leur appartement à le surveiller son frère et à préparer leur dîner. Ensuite elle l’emmenait partout où cela était possible. L’une de ses activités favorites était de grimper, sur les toits de Brooklyn, où elle ne l’emmenait pas, ou dans les arbres du cimetière de Green-Wood avec la bande de gamins à taches de rousseur du quartier — des Juifs, des Polonais et des Irlandais pour l’essentiel — qui actionnaient des engins pyrotechniques de leur confection ou fabriquaient des bombes à eau avec des préservatifs, en plus de rendre fous les gardiens en s’égaillant entre les tombes. Ils traînaient aussi avec les pêcheurs de l’East River qui prétendaient exercer un sport alors qu’ils comptaient sur cette activité pour avaler leur ration quotidienne de protéines. Elle restait à distance des appâts comme des poissons, dans ces années là les hameçons rapportaient plus souvent des déchets que des bestioles aquatiques, la tripotée de gamins occupés à regarder les pêcheurs aidaient à démêler les lignes, sauf elle par peur des gestes et des remarques salaces comme des poissons luisants qui finissaient par se laisser attraper et gigotaient de rage, l’échine cambrée jusqu’à l’asphyxie. Il n’y avait pas grand chose qui l’effrayait à part précisément toucher un animal. Lui rêvait d’un hamster ou même d’un poisson rouge qui tournerait dans son bocal comme on en voyait dans le quartier chinois, avec des voiles prolongeant les nageoires et des gros yeux globuleux, mais sa sœur avait brutalement changé d’opinion sur les animaux, elle ne les supportait qu’en objets figuratifs ou en peinture. Adulte, elle s’était mise à les collectionner, s’en était devenu névrotique, mais qu’est-ce qui n’était pas névrotique dans leur famille.
personnages attachants
en attente de ce qui va leur arriver
Greg est le frère de Celle-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom (texte #1 : https://www.tierslivre.net/ateliers/brook-lynn-is-my-name/), deux gamins de Brooklyn élevés par une mère « effeuilleuse ». Ils vont connaître des destins différents : Greg vit de plus en plus enfermé chez lui, inféodé à son ordinateur, Lynn, qui vient de publier son premier roman horrifique, part pour Manhattan, où elle pense que la gloire l’attend. Elle va surtout être confrontée à un sentiment d’illégitimité et à son incapacité à gérer l’immense maison dont elle vient d’hériter.
L’atelier de François est l’occasion d’ouvrir de nouvelles portes dans ce roman en cours d’écriture.