… elle ne saura pas – mais est-ce seulement ce qu’elle venait chercher ? – elle ne saura pas que depuis deux ans et pour une année encore, le meublé du premier, est loué à trois étudiants québécois, s’amusant d’avoir trouvé la porte d’entrée masquée par un rideau de velours ; que l’appartement d’en face est habité par un tireur-retoucheur numérique, que ce tireur-retoucheur numérique travaille, pour l’heure, sur le reportage d’Onur Coban à son retour de Somalie ; elle ne saura pas qu’au deuxième étage, étage noble s’il en est, les deux appartements sont vides ; qu’au troisième, le clarinettiste joue chaque soir dans une boite de jazz du côté de St-Michel, que sa compagne, danseuse au Crazy Horse, va rouler deux fois par semaine sur l’anneau de Vincennes ; que rien ne prédestinait le Japonais du quatrième à devenir traducteur si ce n’est, à l’âge de dix ans, son coup de foudre pour la langue française, en tombant, sur une émission de radio japonaise en français ; elle ne sait pas qu’il ne vient en France que deux ou trois fois par an, que, dans l’avion, il a pris conscience qu’il avait oublié sa panoplie de chaussettes ; elle ne peut pas savoir que l’appartement à gauche, sur le palier du cinquième, est habité par un peintre colombien préparant une exposition au musée des Beaux Arts de Bogota ; que le bull terrier de l’appartement d’en face ne supporte ni le Bolero de Ravel, ni le bandonéon de Piazzola ; elle ne sait pas encore qu’à l’étage où elle s’est arrêtée – le sixième, l’appartement du tailleur annamite et de sa famille est aujourd’hui habité par un couple d’architectes et leur fils de trois ans ; que le couple se fait livrer, ce jour-là, une chaise de dentiste des années 50, recapitonnée en skaï rose bonbon, que les livreurs sont en bas devant l’immeuble, qu’ils s’apprêtent à monter le fauteuil au sixième, que la chaise ne rentrera pas dans l’ascenseur à cause de l’appui-tête, qu’ils devront donc le monter par les marches, qu’en redescendant par l’escalier comme elle l’a prévu, elle se trouvera forcément nez à nez avec eux bataillant encore avec l’appui-tête et une pédale du fauteuil ; qu’au quatrième, par conséquent, elle appellera l’ascenseur, que le traducteur japonais – sortant s’acheter des chaussettes pour plusieurs semaines (ne sait pas encore combien – ni le nombre de chaussettes, ni celui de semaines), attendra l’ascenseur avec elle ; elle ne saura pas que, moyennant de gros travaux (dont un raccordement sanitaire compliqué pour éviter les toilettes à la turque du palier), le couple d’architectes a d’abord vécu dans les deux chambres de bonne tout au fond du couloir, qu’en faisant abattre le mur les séparant, ils auront transformées en un seul cet appartement ; elle ne saura pas que l’au-pair, recrutée pour s’occuper de leur fils, est chargée, ce jour-là, de réceptionner le fauteuil de dentiste ; elle ne saura pas non plus que c’est elle, aujourd’hui, qui habite, tout au fond du couloir ; elle ne saura pas encore que l’au-pair, un mois plus tôt, a lu Espèces d’espaces et que l’envie l’a prise de faire toute une série de photos de l’escalier – toilettes à la turque, ascenseur et résidents compris ; ce qu’elle elle ne saura pas non plus, c’est qu’à son arrivée, de sa fenêtre sous les toits, l’au-pair observait le va-et-vient de la rue, qu’elle a rapidement remarqué le vert pomme d’un manteau ample, qu’elle a regardé le vert pomme traverser la rue, s’arrêter longuement face à l’échauguette, que l’au-pair, alors, a commencé à prendre des photos – zoomer pour en découvrir le visage, repartir en grand angle, la suivre, en capturer la silhouette minuscule se figeant sur un trottoir au milieu d’un nulle part de façades, de silhouettes pressées, de rues, d’autos, de bruits, de voix, que l’au-pair est revenue encore sur le visage, reculant aussitôt à nouveau pour le laisser à distance ; ce qu’elle ne saura pas, c’est que l’au-pair, intriguée, la verra, perplexe, poser la main sur le digicode, se retourner, s’adresser à la danseuse du Crazy Horse rentrant à vélo de l’anneau de Vincennes, acquiescer de la tête et lui emboiter le pas pour entrer dans l’immeuble, la danseuse avait enfourché son vélo sur l’épaule pour mieux passer la porte, elle ne saura pas qu’un camion de livraison tourne désespérément dans le quartier, cherchant une échauguette à l’angle de deux rues.
AhAhAh! C’est très drôle! J’aime particulièrement le bull terrier de l’appartement d’en face!
… drôle de bull terrier, effectivement – quels goûts ! Merci de ce retour, Claire.
Quel immeuble, on rêverait d’y habiter pour faire l’enquête.
… enquête ? vous avez dit enquête ?! Merci pour ce regard et cette ouverture, Danièle – vrai que ce « Ce qu’elle ne saura pas » appelle cette intrusion « à l’insu de »…
Oui le commentaire m’était parvenu mais je ne l’avais pas vu…
(les architectes, quel goût !) (leur sixième m’a étonné : c’est qu’ils s’approprieront le deuxième quand ils auront démêlé ces affaires d’héritage) : ils sont encore (assez) jeunes je suppose) (la vie mode d’emploi plutôt qu’espèces d’espaces hein) (l’échauguette (je connaissais le truc sans savoir comment il se nommait) (je ne suis pas non plus architecte) (dieu merci) m’a fait penser à cet immeuble (5 étages il semble) qui fait le coin des rues Notre-Dame-des-Petits-Champs et Vrillières) (beau quartier) (enfin pas mal) (central au moins)
… ben, oui, Piero, c’est exactement la question que je me suis posée – que fait donc ce couple d’architectes au 6è étage ?! (bon, y’a quand même un ascenseur et c’est 10 000 € le m² !) – héritage, investissement balbutiant, spéculation, des « p’tits jeunes » qui connaissent bien la vie et son mode d’emploi – allez savoir ! et puis, l’échauguette, jolie pièce en vérité (pas celle de Notre-Dame-des-Champs / Vrillières), un mot ancrant quand on a connu l’échauguette en question – et ses épaisseurs de fientes de pigeons ! – ancrant tout comme le sont en d’autres circonstances crib, gerlon, nucleus pulposus, épanalepse… Merci d’être monté jusque là-haut !