Je voulais pourtant ne pas être l’une des premières à m’installer dans la salle, même si rodait la crainte de ne pas avoir une place en bout de banc et de devoir grimper trop de marches, mais, est-ce ma petitesse ou plus vraisemblablement la canne, le grand bonhomme qui déchirait les tickets et que je ne connaissais pas, lui qui venait de diriger vers les hauteurs un couple désignant les cartons « réservé » posés sur les places du premier rang en disant qu’elles étaient places pour personnes « à mobilité réduite », m’a prise par le bras, a envoyé dinguer plusieurs des écriteaux, m’a dit qu’il y avait place pour moi et même si j’ai repoussé son bras en marmonnant, avec un remerciement si bref qu’avalé, que je me débrouillerai, j’ai filé jusqu’au bout du premier rang et comme la dernière place était vide – à côté d’une jeune femme, une très jeune femme – après lui avoir demandé si je pouvais ? je me suis installée, me penchant pour faire glisser la canne sous les sièges, laissant tomber mon sac, puis les gants, puis le manteau, et, la regardant en biais pour vérifier que je ne l’exaspérais pas, j’ai sans doute – c’est tellement habituel que n’en ai plus conscience – dû me moquer un peu de moi, en la prenant à témoin pour m’excuser et elle n’a pas bronché. En regardant entrer le public je sens sa présence comme une ancre qui m’installe, et son profil s’invite en rive de ma vision, comme une statuette de Bastet, chat rigide et calme incarnant l’insondable déesse du foyer – manque la joie qui doit être intérieure – ou plutôt, pas jolie mais sans doute belle, avec ce haut front bombé, ce nez très doit, saillant, mince, la toute petite bouche et l’oeil légèrement globuleux fixé sur une absence, comme certains des profils de flamandes, un Vermeer sans doute, un peu ingrat et inoubliable à la carnation pale et doucement dorée, une petite énigme têtue, dont je ne sais si elle est stupide ou retranchée sur la profondeur de son esprit, et je crains un peu que cette présence me gâche le spectacle, reste comme un clou, une petite verrue entre lui et moi. De fait, pendant le numéro exubérant, dans sa robe moulante en paillettes rouges, de la grande drag-queen à l’espagnol ostensiblement approximatif, son silence impassible freine mon rire qu’entraîne ceux de la salle, m’aide à saisir ce qui se dit d’intelligent sous le grotesque, mais contribue sans doute à la légère impatience qui me vient au bout d’un moment. Le spectacle s’engage et ma foi je l’oublie, et puis dans un de ces petits tunnels nourris d’absurdités qui le ponctuent, comme des points de suspension en territoire surréaliste, peut-être ce que je préfère dans ce spectacle un peu trop maladroitement hétérogène, je sens la pensée la parcourir comme un frémissement et je vois du coin de l’oeil la bouche légèrement ouverte, un peu tordue comme par un sourire de connivence qui n’arrive pas à se dessiner. Plus tard c’est un petit rire, que nous partageons et je vois les mains, qui depuis le début, me semble-t-il – ne regardais pas mais le sentais –, restaient immobiles, sagement croisées dans son giron comme durant notre attente, s’assouplir, se lever légèrement, et la gauche se lève doucement, vient se poser dans l’air à petite distance de sa gorge. Le spectacle s’achève et elle applaudit, un peu plus brièvement que les battements frénétiques des rangs supérieurs – enthousiasme ou entraînement rituel – elle se retourne avec un grand sourire, nous échangeons un regard en nous levant, je sors la première – toujours un peu peur d’être bousculée –, je me demande si j’aimerais la connaître d’avantage, franchir les barrières vers l’esprit soigneusement préservé qui l’habite, et je suis tentée un instant de me retourner pour une petite phrase en franchissant la porte ouverte sur le jardin, mais c’est un couple inconnu qui me suit et je continue.
J’ai trouvé un portrait de jeune femme, un Vermeer en effet, et que je ne connaissais pas, exposé au Met, qui l’évoque assez bien, avec un éclat secret juste un peu plus évident.
Quel art du récit, Brigitte ! L’universel de prendre une place dans une salle et s’asseoir dans la proximité d’une inconnue et comment l’envie de rendre ce voisinage un peu moins inconnu, un peu plus complice et ce qu’on croit deviner, ce qu’on suit des mouvements, des respirations et des émotions de l’autre… Beaucoup aimé la description du mouvement des mains. Merci
D’accord avec Anne et toujours cette finesse, la justesse pour évoquer le détail, ce qui attrape le regard, nous touche.
mais elle avait quelque chose de spécial cette jeune femme, besoin de rien pour se rendre présente
Même ressenti que dans les commentaires précédents, j’adore…
On est avec vous dans cette salle de spectacle, on ressent la fille à côté, on l’imagine en même temps que vous posez votre canne et votre sac et votre manteau… on adore !