Garer la 2CV, ici. Dans ce pré, les roues mordant avec précaution l’herbe grasse, la couchant en deux petites rues parallèles. Ensuite, après avoir tourné la clé de contact, se taire : pousser les portes, sortir, quitter la voiture, se dégourdir les jambes, s’essayer à marcher, faire trois pas… s’allonger dans l’herbe ? Non, pas ici, pas maintenant, mais savourer une qualité du silence, les oreilles encore toutes vibrantes, encombrées du bruit du moteur et de l’air sifflant sous les vitres à moitié ouvertes, celle du conducteur et du passager avant. Un silence particulier aux abords de la 2CV encore brulante, son haleine surchauffée au gout d’huile chaude resté aux lèvres et sur les vêtements trempés de sueur. Les dos collés aux sièges mous et défoncés, sur les coussins rudimentaires, l’étoffe à rayures bleues, tachée par endroits et les griffes des attaches ont pu marquer les cuisses nues, érailler les tissus trop fins des tenues d’été. À l’arrière, l’envie de bouger aussi, de se dégourdir les jambes toutes frémissantes, comme agacées. Laisser revenir le calme dans tous les membres, jusqu’aux estomacs trop longtemps promenés, chahutés par les cahots, la voiture bondissante. Depuis le départ matinal, trop tôt dans le petit jour, sans rien avaler d’autre qu’une tasse de café bien sucré après la vérification que rien n’a été oublié et que, oui, les bagages tiennent tous dans le petit espace du coffre. Trouver dans l’herbe un reste d’odeur de la dernière portion de route, lorsqu’elle devient chemin de terre, la poussière encore en suspension dans l’air, se laisser surprendre par le picotement des herbes hautes sur les jambes nues, lisser robes et pantalons, remettre de l’ordre dans les cheveux, sortir de larges mouchoirs de coton à carreaux bleus, éponger fronts et cous, allumer une cigarette. Prendre son temps avant d’ouvrir le coffre. Vérifier que rien ne tombera en avançant les mains en corbeille. Avant d’aligner les modestes valises, les baluchons hâtifs et désordonnés et de faire débuter la saison juste à l’aplomb d’un ciel uniforme et lavande. Quitter, comme un vieux vêtement, la fatigue des kilomètres avalés, l’attention nécessaire à la conduite, les tensions et tous les préparatifs en amont. Les au-revoir aussi, déjà propres à l’hier. S’apercevoir du bruit du ruisseau, invisible, se souvenir d’une soif trop longtemps refoulée. À l’abri des arbres, à travers leurs branchages, voir s’écarter et se réunir un feuillage dense et commencer d’en répertorier les diverses nuances de verts, celui du pré, des talus, des buissons. Dans la chevelure de feuilles, écouter s’emmêler les chants bavards d’oiseaux invisibles. Tout autour et dans la chaleur, les petits moteurs vrombissants des insectes, mouches, sauterelles, abeilles et guêpes. Et puis, une sorte de glissement, un crissement, un craquement léger devenant presque régulier, un zzzrriiip suivi d’un souffle puissant au ras d’un pré, là tout près, une herbe arrachée en touffes, cédant sous les mâchoires des vaches, leurs effluves, lactiques, sucrées, de bête, mêlée à la senteur du foin coupé derrière l’odeur, se diluant, de la 2 CV. La lumière jaune ou bleue de quelques fleurs. Dans la bouche tout à coup, un goût de miel, des mots timides. Dans les ventres sentir gronder une faim démesurée. Il est midi.
Merci pour ce retour en 2 CV. J’ai beaucoup aimé ce détail des griffes du tissus qui marque les cuisses. Ca m’a ramenée à ces sièges en simili cuir, bouillants l’été, et parfois déchirés qui laissent aussi des marques. 2 CV de notre enfance…
Merci beaucoup pour votre lecture. Oui, la 2cv aura laissé des souvenirs !
Il est midi et tout semble dit après ce voyage vers un ailleurs plein de senteurs, de souvenirs qui reviennent à la pelle
Merci Danielle. Tout commence… je l’espère.