Fraîcheur du matin, premiers rayons, l’eau étincelle sur le corps potelé de l’enfant assis dans la grande bassine rouge. L’enfant serre fort ses paupières, le savon ça pique, il pleure. Tu lui dis chut c’est fini, c’est fini. Tu verses l’eau sur le petit crâne rasé, tu rinces les yeux d’un mouvement du pouce légèrement appuyé. Tu es accroupie, les pieds bien à plat sur le sol, le seau d’eau bouillante à côté, pour réchauffer l’eau du bain. Tu entends les pas lourds que tu connais bien, le trébuchement, le juron, ton dos se tend, tu sens la main qui s’abat sur ton épaule, la grosse main qui pèse et qui serre. Odeur de bière, voix pâteuse – Qu’est-ce-que tu fais ?
- Je lave mon fils
- Laisse ça, j’ai envie de me reposer avec toi.
Tu lui réponds que le repos, c’est la nuit qu’on le prend. Ce matin, tu veux te rendre à l’église, on est dimanche. Toute la nuit dans la solitude, tu t’es répétée que ça ne peut plus durer, jour après jour, nuit après nuit, les coups, les insultes, prétendre que l’ecchymose sur ton œil c’est rien, tu t’es cognée mais ça va, ça va aller, t’entendre dire que le mariage c’est comme ça, faut supporter. Et ce matin, la grosse main qui te gifle, au lieu de t’écraser, fait monter en toi une force insoupçonnée, une force de reine. Ton foulard glisse, tes fines tresses se déroulent, tu t’es redressée. Tu a sorti l’enfant de l’eau, tout ruisselant, et maintenant tu es debout, comme un serpent tu craches ta colère, ton mépris, ta peur aussi, même ta peur est devenue une arme, l’enfant serré contre toi, contre les lourds battements de ton cœur, ta voix suraigüe perce l’air tranquille du matin. La paume calleuse plonge dans le seau, un jet brûlant atteint tes bras, tes seins, le dos de l’enfant qui hurle.
Enfant, tu étais vive et forte ; les garçons, tu les gagnais à la course et ça les rendait furieux. Ta mère attachait sur ton dos le dernier-né avant de s’en aller bêcher la terre sèche avec les autres femmes, bêcher la terre dure pliées en deux à partir des hanches dos bien plat et jambes tendues dans leurs pagnes bariolés et leurs foulards du même tissu. Et toi, même avec un bébé sur le dos, tu pouvais en porter un autre dans tes bras, ou bien piler le manioc dans le grand mortier en bois en chantant avec les filles. C’était le meilleur moment de la journée le matin, frapper le pilon en cadence d’un mouvement régulier, chacune son tour sans se tromper, c’est le travail des filles de piler le manioc en ajoutant régulièrement un peu d’eau tiède pour obtenir une pâte de la bonne consistance. Tous les matins les filles pilaient pour qu’il y ait à manger, pas question d’aller à l’école c’était trop loin, et il y avait l’eau à aller puiser, trente minutes de marche avec tes bidons jaunes sous le soleil. Enfant, tu étais vive et forte
pourquoi es-tu si têtue ? Disait la mère.
Le choc du pilon, à force de résonner rythmiquement le long de ton dos, a dû marteler ton crâne comme ces plateaux qu’on trouve au marché de la ville, marteler ton crâne en casque de guerrière. Dans ta tête, peut-être que le rêve de partir a germé très tôt dans cet état second engendré par le rythme du pilon, allez savoir. Les grands rêves on oublie d’où ils viennent, on les recouvre des oripeaux du quotidien, ils mettent du temps à prendre chair, du temps et de la souffrance à nous faire faire ce qu’on aurait jamais imaginé même possible. Ainsi, ton rêve t’a façonnée à ton insu d’une puissance qui n’est qu’à toi. Tu t’étais jurée de ne jamais te marier, un jour tu l’a déclaré à voix haute devant tes tantes. Quel charivari ! Elles parlaient toutes à la fois, en hochant la tête, les doigts pointus, Tais-toi mais qu’est-ce-que tu racontes, une fille est faite pour devenir femme et avoir des enfants .
pourquoi es-tu si têtue ? Disait la mère.
Ils ont voulu te marier à un homme que tu appelais Tonton tu as dit Non je ne suis pas d’accord. Tu t’es sauvée loin du village, là où le vent fait onduler les herbes comme des vagues, tu arrachais les racines qui donnent de la force, tu les mâchais, tu invoquais les esprits, comme ta grand mère te l’avait appris. Non, non. En toi c’était devenu froid ton cœur une pierre tes grands yeux ouverts sans une larme jamais, juste le Non qui résonnait entre tes tempes comme le choc du pilon, Non. Et dans la faille que le Non ouvrait en toi, le rêve bougeait, s’agitait, grandissait, partir, partir loin, traverser la mer. Et puis la faim te ramenait au village et là ils te frappaient. Ta famille est pauvre elle a donné sa parole répétaient les femmes.
pourquoi es-tu si têtue ? Disait la mère.
J’ai beaucoup aimé.Il y a beaucoup de force dans votre texte, la peur et la colère de cette femme et ce destin qui aurait pu prendre un autre chemin.
merci pour cette lecture. on avance à l’aveugle, ça fait du bien.
C’est juste cette idée d’avancer à l’aveugle, je ressens bien cela, et pourtant il faut se faire assez confiance pour continuer, s’entêter même avec notre seul regard.
oui. oui. c’est le chemin qui compte, pas la destination.