J’ai six ans, le père m’offre un carnet rouge à couverture rigide et petits carreaux bleus qu’un élastique tient fermé. Les pages sont douces et fines, l’odeur et les lignes me donnent envie d’écrire, je suis entrain d’apprendre. Voilà à quoi sert l’écriture, remplir des pages vierges. J’y consigne ce que je mange, en détail. Je remplis mon ventre pour remplir mon carnet où je trace des mots, avec la difficulté et le plaisir de la graphie, puis de la calligraphie, élans qui se confondent avec celui de l’écrire. Un jour, entre « biftek », « frittes » et « petis pois », un voyage réel en avion, seule, avec mon prénom plastifié autour du cou; j’écris « la femme assise à côté de moi était trop bavarde, elle m’a raconté sa vie, ça m’a énérvé ». Le carnet ne me traite pas de menteuse, je rougis et je jubile. La fiction est à la fois une nouvelle émotion et une expérience sans conséquences, on peut donc faire ça aussi là dedans. Vers douze ans, la mère m’achète un carnet avec cadenas, rose, couverture molletonnée, tout est permis. Chaque été je rentre d’Espagne – où les rayons papeterie sont plus fournis, moins chers – les valises remplies de carnets de toutes sortes. Les critères varient, ma graphie change et se confirme : à l’encre sur les grandes pages épaisses, douces et lignées des Clairefontaines, au bic sur les cahiers fantaisie pour le plaisir du son des pages feuilletées, fines, gorgées de bas reliefs, au bic encore sur le papier recyclé gris pour la mollesse et le poids des pages presque humides. Je ne sais pas exactement pourquoi je remplis ces carnets: pour me regarder écrire, pour le geste, le toucher, pour la couleur, pour l’odeur, pour contrer la solitude, parfois pour raconter. Les carnets se multiplient: celui-ci reçoit mes critiques de films et de spectacles, cet autre mon intimité, il y a un carnet pour les rêves, les histoires, les projets, les croquis, les voyages, les copies de textes aimés, les cours. J’y colle de tout, des photos, des images, des articles. Autour de vingt ans, je fusionne avec eux. Mes tiroirs sont remplis de pages vierges, de couvertures douces, ils me promettent la merveille, veulent être remplis, se remplissent, s’accumulent, me supportent, m’assurent que j’existe. J’accouche, l’aventure, j’ouvre un carnet pour mon fils, le seul qui ne s’adresse pas à moi. Et soudain, j’ai peur de les perdre ou pire, qu’on me les vole. Les Moleskines à pages blanches font leur apparition, plus de lignes, j’écris et je trace, je dessine et je note. Je rêve (encore) de me rassembler dans un seul carnet. Je les classe désormais en fonction des dates. L’ordinateur accueille la fiction, le carnet tout ce qui la soutient: recherches, conférences, émissions de radio, réflexions à la volée, titres, fulgurances, noms, numéros de téléphone, choses à faire, notes de stages, de travaux collectifs, de conversations. Je dois les avoir sous les yeux, ils me rassurent et me pèsent. À quarante ans, l’inquiétude s’épaissit: si je meurs, le poids des carnets va s’abattre sur mon fils. Lui demander, dans celui qu’il lira en premier, de les brûler avec moi?
« Je rêve (encore) de me rassembler dans un seul carnet »… Je trouve ça tellement juste. Merci pour ce texte.
Vraie question que celle de la survie de nos carnets après nous.