Le carnet, c’est d’abord la culpabilité.
C’est l’essence-même du reproche éternellement adressé à mon incapacité à le remplir tout entier. Toute l’histoire de mon rapport à l’écriture se tient là, farouche, rectangulaire et muette.
Tout carnet me regarde en me disant : encore un que tu n’as pas fini, encore une trace de tes velléités, de tes enthousiasmes passagers, de ton manque de persévérance.
Ce que je vois en premier quand j’envisage un carnet, ce sont ces pages restées vides et pourtant destinées à ce que j’aurais dû écrire, ce que j’aurais dû devenir, ce que j’aurais dû être. Des pages vides qui m’observent et n’en pensent pas moins. Me jugent, me renvoient à mon insignifiance.
Je crois que jamais je n’ai acheté de mon propre chef un carnet, guère davantage qu’un stylo. Tous sont glanés ici ou là, jamais volés mais vraiment découverts comme par hasard sur ma route. Jamais ma démarche ne fut adulte, en somme. Tiens, ce carnet là, qui traîne, je pourrais le prendre, dis, s’il te plait ? Y’aurait pas un bic quelque part, s’il te plait ? Pathétique, je te dis.
Dans les deux objets que j’ai conservés, pourtant, se forme une espèce d’équilibre. L’un des deux comporte plus de pages écrites que de pages vides. Mais forcément, je le regarde comme moins important que l’autre, moins pur, plus hétérogène.
Je vais donc ici leur reprendre un peu de leur pouvoir maléfique à mon encontre en caractérisant celui qui ne veut pas me lâcher du regard.
L’élément le plus important pour déterminer un carnet utilisable a toujours été l’absence de spirales.
Ma main droite est à plat lorsque j’écris. Le carnet à spirale me fait peur car il m’interdit toutes les pages de gauche. Je n’ai jamais trouvé comment placer ma main pour écrire jusqu’au bout de la ligne. Là encore, la peur de laisser un espace inoccupé, inaccessible, un bout de page vide qui, on l’a compris, m’est insupportable.
Obsession de ne pas gâcher, de tout justifier, jusqu’à l’absolu.
Je ne veux pas me demander explicitement pourquoi toute cette complexité. Ne le sais que trop bien.
Mon carnet le plus ancien n’est d’ailleurs pas destiné à être écrit, je crois. Il s’agit d’un cahier à dessin, très épais, aux pages blanches, sans aucune ligne, de format demi A4 il me semble, siglé aux éditions La Pastourelle et accompagné d’un logo compliqué mettant en scène ces deux initiales : L et P. Il est très étrange d’avoir voulu écrire dans ce cahier à dessin, alors que ma mauvaise vue aurait plutôt dû me dicter un carnet pourvu de lignes. Son apparence n’est pas moins étrange. Sa couverture affiche, sur un fond rose fuchsia profond, des sortes d’empreintes noires, de dessins qui pourraient vaguement rappeler le pelage d’une panthère, ou bien une sorte de carte mystérieuse de reliefs inconnus, de cours d’eau tracés à l’encre de chine… La tranche ainsi que les angles sont également noirs.
À toutes ces pages vierges, immaculées, répondent d’autres pages arrachées à d’autres carnets disparus, quelques lettres reçues ou bien écrites sans avoir été envoyées. Un amoncellement toujours débordant de débuts de romans, de plans inaboutis, de poèmes de jeunesse.
Toute cette étrangeté me semble aujourd’hui saisissante, d’autant plus que je réalise que j’y tiens spécialement. Le perdre, ce cahier presque vide, me ferait sans doute beaucoup souffrir. Dans le blanc de ces pages à dessin, j’ai dû laisser la trace de mes espoirs évanouis.
Merci pour ce très beau texte.
Merci à vous pour ce commentaire très clément…