#20 | la scène est muette
je pose le billet sur la petite table blanche rectangulaire qui lui sert de caisse, il s’assoit et ouvre un tiroir, en sort deux pièces qu’il empile l’une sur l’autre, ainsi je sais qu’il m’a offert le soin, je tente de les faire glisser sur la table pour les lui rendre sans conviction, il insiste, je les attrape et les fait tomber dans mon portefeuille. Il se lève et ouvre la porte du salon pour me laisser sortir, ce que je fais, intimidée par la cérémonie, comme toujours.
#19 | transaction
J’avance vers la porte principale de l’immeuble, petite porte qui grince, retenue par des ressorts puissants, peu maniable, je la tire avec effort et tombe nez à nez sur un homme à vélo transportant son fils à cheval sur le cadran, je m’efface pour le laisser passer, son regard est vif dans le mien, il est surpris et j’insiste pour qu’il passe avec son enfant tout juste sorti de l’école, il me remercie d’un regard maintenant appuyé et chaleureux qui gonfle mon pas vers la sortie de la crèche et de l’école.
#18 | recopier c’est facile
« Au sommet de la colline, une lumière douce et argentée grandit et soudain, au-dessus des prés et des bois, la pleine lune domine le ciel. Elle éclaire Œdipe et le fait rayonner de la pâleur d’un autre monde. Il se courbe, il s’agenouille sur la meule, en face d’elle. Il dresse vers le ciel un masque inattendu, un long museau argenté et il pousse un hurlement qui fait souffrir et se prolonge à l’infini. »
À 13h06, dans la bibliothèque, les enfants à peine couchés pour la sieste, une page marquée en coin, la 187.
#14 | rien qu’une seconde
Dans l’allée de la crèche, je suis portée de l’avant par la poussette légère qui tressaute sur le bitume. Quand un oiseau gazouille dans l’arbre, mon oreille scintille. La seconde où j’entends l’oiseau, je suis saisie, la seconde où je lève la tête, je ne vois rien. Me suis-je arrêtée ? Je ne sais plus, un oiseau chante les retrouvailles, tout va bien.
#13 | arrêter le monde
Je le vois s’avancer tout d’un bloc avec sa petite jambe levée vers la conquête de l’espace entre lui et moi, juste avant de partir à la crèche. Que s’est-il passé dans sa petite tête pour qu’à peine rentré dans l’ascenseur, il décide d’en sortir, de retourner sur ses pas et demander un dernier câlin ? L’émotion pure réside dans la seconde avant le contact des corps, cette seconde où l’espace qui me sépare de lui est de quelques centimètres, mon esprit est déjà prêt pour l’embrassade mais mon corps n’a pas encore pris la chaleur du sien et mes lèvres la douceur de sa joue, cette seconde éclate en un fluide qui se répand pendant les minutes qui suivent alors qu’il est déjà reparti pour de bon cette fois, et que la porte s’est déjà refermée sur les objets laissés derrière eux et sur mes gestes à venir pour leur faire retrouver une dignité dans l’attente.
#12 | la grisaille, les dessous
L’araignée est là, tapie dans le battant du volet, endormie peut-être, il est tentant de la chasser et je n’ose pas, la laisser là, inoffensive elle ne peut pas m’atteindre, je suis hors de portée de sa toile abîmée par l’ouverture des volets, je referme la fenêtre sur le froid humide de ce lundi matin. Les dessous prennent souvent la forme d’une attention extrême à une chose vue qui m’interpelle et m’incite à l’écrire puis à penser l’action qui en découle, ici le non-agir. Depuis elle a quitté sa toile, elle a déplié ses longues pattes et s’en est allée.
#11 | c’est dimanche
Assis à la table du salon, penchés sur un extrait de Bel-Ami où Duroy apprend à devenir journaliste auprès de Madeleine, mon père et moi travaillons à l’une de mes premières dissertations de français. “Ecrire, ça s’apprend” est resté gravé dans ma mémoire, une phrase prise à la volée qui ne m’est pas destinée. S’y ajoute le plaisir des heures passées dans ma chambre à mêler impressions de lecture, écriture, mise en forme des idées sur la feuille double à la plume, souvent le dimanche matin, le temps des années de français obligatoire, ensuite il a fallu apprendre un métier.
#10 | pendant que
pendant que je dessine Vénus callipyge, je sens des couples dans mon dos qui ne s’aiment pas
pendant que j’attends le groupe au mauvais endroit, je sais que je n’irai pas
pendant que je les découvre enfin au loin, ma fatigue me crie que j’ai le droit de faire demi-tour et rentrer chez moi
pendant qu’elle retourne sa haine contre moi, mon cœur s’accélère mais ma voix ne faiblit pas
pendant que je prends ma douche, le corps se détend mais les pensées ne lâchent pas.
#09 | Ne pas s’attarder sur
les pensées qui me prennent au réveil prématuré d’une nuit sans rêve, ne pas s’attarder sur la force de destruction qui m’envahit et que maintenant je vois à l’œuvre, ne pas s’attarder sur les mots que j’aurais pu dire, perdre pour gagner plus tard, ailleurs, je suis attendue, ne pas s’attarder même sur ces mots que je pianote au risque de rater mon arrêt de tram et ainsi me mettre en retard, ne pas se retourner, il n’y a pas de retour possible, rester attentive de peur de perdre un gant dans le changement de train, ou pire le geste, la main, le labeur et l’effort.
#07 | Chaque visage un trait
visage clair où naît des mots liés au cœur | visage perplexe et les yeux clos en un point | visage ouvert de l’enfant qui observe et prend.
#06 | Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que
cet homme donne des injonctions à sa fille de 20 mois qu’elle ne peut ignorer malgré ses tentatives de mener ses explorations à bien, ramasse ton doudou, ne sort pas, ne court pas, vient me faire un câlin, il est fini le câlin ? Elle tente de lui donner un livre pour l’occuper et qu’il la laisse aller à sa guise mais il ne comprend pas, ne sort pas, tu n’arrêtes pas de courir partout, c’est pour ça que tu tombes ! Allez viens mon petit chat.
#05 | Ciel du lundi
Le brouillard s’appesantît sur la ville encore endormie | Je me fraie un chemin dans le nuage humide et froid descendu sur la banlieue, le ciel au corps | Ciel opaque du milieu de la journée, dans l’attente d’une ouverture | Rideaux entrouverts sur un ciel blanc et un soleil absent si ce n’est par un halo de chaleur intermittent qui persévère | Le vent a repris ses tours et le soleil se donne à voir flamboyant sur un ciel en mouvement.
#04 | Réveil
Et où peut-on écouter vos chansons sur Internet ? Debout dans la cuisine, un homme resté sans réponse me parle et ressemble à Sylvain Tesson.
#03 | Il aurait fallu
Le parc est plongé dans l’obscurité et j’attends qu’il soit l’heure de sonner à sa porte. Le salon de F. est éclairé et visible de l’extérieur, les chambres à l’étage sont plongées dans l’obscurité, les enfants sont déjà couchés. Le lac est paisible, les arbres découpent le ciel sombre de cette journée froide et la lune brillante s’étale derrière le passage vif d’une fumée de nuages tel un voile sur le souvenir de cette soirée à la belle étoile sur son balcon.
#02 | Lacunaire
Au moment de se coucher, F. évoque cette soirée de nos vingt ans à la belle étoile sur son balcon. J’ai envie de détails mais je n’ose pas lui demander de peur de repousser la complicité dont s’est paré son sourire à fossettes. C’est comme si elle me parlait d’une autre fille dont j’ai perdu la trace et que je retrouve dans son regard confiant. Sa mémoire pour la mienne.
#01 | L’imprévu
L’imprévu se loge dans le choix du gilet que j’enfile ce matin, tu es sûr ? Le rose ? Je pensais au gris. Je fais confiance, je l’enfile, je succombe à la chaleur qui se répand à la base de mon cou et consens à cette vague de douceur, dire que je doute encore de sa puissance. Ne pas me retourner sur l’image d’un bonbon acidulé prêt à être croqué qui s’évanouit dans l’effort du trajet en vélo, c’est le jour de l’annonce.
Le rose acidulé plutôt que le gris, une belle journée qui s’annonce.
oui en effet, un renversement heureux, merci pour votre passage ici
« le jour de l’annonce » tout est dans le suspense
contente de vous retrouver ici !
🙂
Super Marie ! Très heureuse de te lire içi
et réciproquement !
Chouette chouette cet imprévu, merci
merci !
l’annonce… et deux fois F l’amie avec qui on dort dehors, et un rêve de voyage, tout est là pour créer une ambiance et une sensation de suite dans les écarts, belle suite,
Merci pour ces mots encourageants !
la force de la concision
merci, il y avait aussi un manque cruel de temps pour plus !
Me suis laissée embarquer par la lecture de ce carnet, n’y étais pas revenue depuis le 2, et les flashs d’émotions continuent naturellement à me séduire, comme une évidence. Merci beaucoup Marie.
Merci beaucoup !
comme toujours comme dit Marie