carnets individuels | LD

Jour 1 – pas pu choisir
le vent a transporté ce balcon sur celui du voisin | il plisse les yeux devant la file d’attente | seul un conseiller gaz peut récupérer la bonbonne | le serveur apprécie qu’on l’appelle jeune homme | un corps osseux | ils connaissent la recette de la meilleure bouillabaisse | les yeux bleus du coach regardent le ciel et tombent | elles sont russes | l’enfant ne porte d’interêt qu’au football | rue Juramy quel nom étrange | Monsieur Rivière a une carte de fidélité

© Lisa Diez, Marseille, 2021

Jour 2 – nappe, au loin
Dans le premier carnet, une note « Ce matin j’ai joué à la balle avec mamie, après j’ai regardé les grenouilles cachées sous le lavoir ». Ce contentement-là, cette satisfaction limpide valaient la peine d’être consignés. La vie n’était que ça, pleine de seulement ça; le carrelage frais, l’odeur de cire et de pâtisserie, le silence de sieste, la clarté de l’air. Le vent marin chatouille les feuilles du figuier. Ce grand calme, cet énorme calme. LD

© Lisa Diez, Canet-Plage, 2012

Jour 3 – l’oeil du lapin
Autour de la poubelle, disséminés à la diable, un matelas, un perroquet en plastique, des bouts d’objets sales – lambeaux désolés d’une chambre d’enfant. Juché sur le trottoir, à peine à l’écart, un lapin rose regarde la scène. Du point de vue de son unique oeil, elle fonctionne : une explosion a tout balancé là, quelqu’un va surgir du désastre, quelque chose va naître, il attend. Alors on l’enjambe en silence et par respect, on ne prend pas de photo. LD

© Lisa Diez, Marseille, 2021

Jour 4 Hair – Kafka – aspirateur
– where do i go – possible pour un mammifère de capter la radio ? – follow my heartbeat – Noël bientôt – le mot dimanche – Kafka n’avait pas à passer l’aspirateur – pellicules de phrases criées chuchotées les unes sur les autres débit rapide sans oublier la foutue chanson tout autour – quel genre de cadeau François Bon achète à Noël ? – Kafka avait de l’espace libre – si je ne passe pas l’aspirateur aujourd’hui – why I live and die – dégage – est-ce que Kafka perdait ses cheveux ? – le mot vrac – 

Jour 5 – rincé
Écrire lever la tête vers lui puis écrire il est là quand je cherche comment dire il me regarde toujours entre les mots et maintenant impossible de le ramener dans la phrase. Rincé de ses métaphores grises bleues roses le malheureux s’est échappé.

Jour 6 – traces
Les mots des autres laissent une trace dans l’espace, pellicule ouatée, boule aérienne, pétillement discret, dépôt terreux, charnu, strident. Les voir, vraiment les voir, les cueillir et jouer.

Jour 7 – yeux
l’œil disparait sous le blanc le regard s’épaissit sous la pâte tu te reposes il est là | je ne sais pas nommer la couleur parce qu’il y en a plusieurs elles luisent furieuses sous les paupières roses | coins qui persistent à rire

Jour 8 – flux
Camille Flammarion Paul Valery Paul Verlaine Paul Ceylan Pablo Picasso Luis Emilio Recabarren Violeta Parra Pina Bauch Hukleberry Finn Pierre Beregovoy Ernesto Guevara Mao Tse Tung Josef Staline Hannah Arendt Claudia Shiffer Annie Ernaux Denise Daumas Marc Augé Natividad Gracia Alex Fenton Jimmy Hendricks Barbara Hendricks Johnny Cash Samantha Bauer Johnny Depp Hernann Duke Clive Owen Nancy Kennedy Mohamed Ali Ann Hataway Jessica Fletcher Perry Mason Liberty Valance Youssef Chahin Marcel Proust Tipi Hendren Alfred Hitchcock Friedrich Nietzsche Marisa Paredes Mickael Jackson Lisandro Mesa Antonio Banderas Demi Moore James Bond Hélène Boucher Charles Chaplin Charles Hingals James Dean Amalia Rodriguez William Shakespeare Tino Rossi Louis Lumière

Jour 9 – pas s’attarder
pas s’attarder sur la douleur la lourdeur le souvenir manquant d’un temps sans douleur le corps qui gratte le corps qui pique le corps qui tire le corps qui tombe la peau qui lâche la peau qui sèche la peau qui pèle la peau qui fuit le cheveu qui abandonne le cheveu qui oublie sa couleur les yeux qui pèsent les yeux qui s’éteignent

Jour 10 – pendant que
Pendant que je fume je me demande si j’arrêterai un jour de fumer | Pendant que j’écris j’évite d’aimer le bruit des touches | Pendant que j’arrose mes plantes je me promets de les arroser plus souvent | Pendant que je composte mon billet de train je remarque que tout le monde a un téléphone | Pendant que je jette ma poubelle je pense à mes affaires au milieu d’une décharge | Pendant que je sucre mon café je me demande si je pourrais m’habituer au café sans sucre | Pendant que je mange un met savoureux je regrette de ne pas en avoir davantage dans mon assiette | Pendant que je dessine je vois comment d’autres le feraient, mieux | Pendant que je regarde un visage je l’imagine enfant ou nourrisson | Pendant qu’une mauvaise haleine me parle je fais semblant de bailler | Pendant que je rédige des listes de choses à faire je ne fais rien | Pendant que je regarde la mer j’imagine le rivage en face | Pendant que je fais le ménage je me félicite de faire le ménage | Pendant que je me ronge un ongle je vois les yeux révulsés des requins quand ils attaquent une proie | Pendant que j’allume une bougie la mort me saute aux yeux

Jour 11 – retour amont
Je n’aimais pas lire, peut-être parce que ma mère lisait. Dès qu’elle pouvait, elle m’abandonnait pour lire. Alors j’écrivais. Des fictions. À l’âge des meilleures copines, l’une d’elles me colle Simone de Beauvoir entre les mains. Je me vois entrain de la lire au bord d’une piscine de vacances. Le désir de lire surgit, celui d’écrire est ailleurs. À l’âge du bac, je rencontre Hermann Hesse. Un Allemand, ma mère ne l’aurait jamais lu. Le loup des Steppes me voit, me reconnait, me prend, je le recopie, le copie, l’incorpore, le digère, l’éructe, le recrache, je veux fondre avec lui, mourir et renaitre avec lui, écrire.
(pourquoi? peut-être que pour la première fois, j’étais lue par un texte, autant que je le lisais).

© Lisa Diez, Marseille, 2022
(j’ai réussi à le conserver)

Jour 12 – emboitements
Si les dessous donnent aux dessus la vie, à l’ombre la lumière, ils ne sont ni tout à fait le fond, ni tout à fait la base ou le dessous. Les dessous dit-il sont grisaille charpentée, douce « …il faut commencer neutre. Après il pouvait s’en donner à coeur joie voyez-vous?» Et par ici ? Rêves, mots dérobés au quotidien, ciels, images croisées, infinie documentation — ce que les scénaristes appellent arène et qui fera dire en surface que le désir premier c’était l’histoire, alors qu’aux dessous commençait peut-être, déjà, seulement, l’emboitement continu. (Et maintenant, nommer ce qui s’emboite).

Jour 13 – Assis par terre devant la façade d’Utile il a allumé le poste de radio posé sur une boite molle en carton façon table basse. Devant lui une assiette, un cendrier. Il pèle une pomme. 

Jour 14 – Je dicte il me regarde et dans sa forme je perçois la forme qui pousse comment elle pousse comment pousse la certitude que le monde se donnera à lui pourvu que dans sa main la machette tranche tout ce que la peur et la pression font déjà de lui tout ce qu’il sait déjà oui il sait ce que le milieu donne et ne donne pas tandis qu’il impose au e un chapeau circonflexe il sait tout

Jour 15 – S’il te plaît merci il faut je dois tu dois c’est fait ce sera fait dis au revoir dis merci ça va je suis fatiguée

Jour 16 – pantalon recousu bleu brille un peu chemise et gros pull pétants chaussettes en laine manteau en pilou couvertures d’hiver

Jours 17, 18 – je suis en retard. D’autres écritures me tiennent entière. Les consignes me nourrissent, guident mes yeux. Je suis l’atelier de dedans. 

Jour 19 – si tu fais ça je vais faire ça | donne moi ça sinon | après je te promets que | arrête de | bon d’accord mais seulement si | oui une minute et après j’y vais | si tu existes pour toi tu n’existes pas (pour moi). 
Transactions radicales et permanentes, pouvoir dément de l’enfant à cogner là où.

Jour 20 – ses pieds tournent en petits ronds devant la boulangerie elle montre à chaque visiteur une boite posée par terre, celui là regarde la boite et détourne aussitôt le regard sa démarche s’est raidie le bassin tient sa route droit devant il passe la porte en verre pendant que sa bouche minuscule dit des mots minuscules elle est habituée à ce raidissement et vite en courant une qui sort et lui donne une baguette elle en a acheté deux à peine un sourire vite la mettre dans le sac 

Jour 21 – Regarder ma main impuissante face au mistral qui lui arrache le reçu de carte bleue maintenant fébrile autour de la statue sans nom Place Leverrier, rapide, dansant, brusque, déjà disparu.

Jour 22 – étudiante en art et obsédée par Michaux j’avais posé son recueil « Ailleurs » dans une agence touristique, sur la table basse à coté des prospectus. Et puis ce n’est pas tout à fait pareil mais ça me revient, au lycée, lorsque je prenais le métro avec J. nous inventions des livres merveilleux dont nous faisions l’éloge tonitruante et emphatique, dans l’espoir que les passagers tout autour cherchent à se les procurer. 

Jours 23, 24 – Ça reste dedans

Jour 25 – va loin en se dépliant — psoas — sacrum — dehors — dedans — il pleut

Jour 26 choses nettes, choses floues
| dans le noir | les draps parlent encore | des rêves | du poids de la couette | de la chaleur de la peau | du temps savourant l’espace | identifier les sensations | une deux trois | comme poussières au soleil | les yeux ouvrent le corps | saluent la main | lumière | 

Jour 27elle dit
| mets donc tes yeux dans ton sacrum | je le fais | et soudain nous sommes deux | celle qui bouge et celle qui est bougée |   |  trois  |  dont l’une a ouvert son épine dorsale | une autre se dit |  derrière, devant, avancer sont des mots vides | le dos est aussi devant | la poitrine est aussi derrière  | les doubles et les triples s’agitent en rouages

Jour 28 – « la masse organique prête à lever »
ça fait des mois qu’elle ne me quitte pas non ce n’est pas une pensée ce serait trop doux c’est une chose aigre qui s’accroche et s’agite comme une mauvaise vague c’est une chose qui lèche les organes digestifs qui élance qui empêche qui râle qui repère notre condition de mammifère qui masquée saurait en dire quelque chose 

Jours 29, 30, 31– en dedans. Le petit et le gros. 

Jour 32 – dans l’élocution de chaque citadin blanc de Mexico — ceux qu’ils appellent chilangos — entendre la désinvolture, la complaisance, la certitude que rien ne lui ôtera sa pleine puissance. Et là dedans, au coeur de cette musique arrogante, l’exact contraire; une tendresse incompréhensible

Jour 33 – écrire : le vide se fait devant pour que le temps s’oublie dans un grand silence des appareils et des échéances | jouer : le vide se fait dedans à travers la vigilance des volumes et des sens d’un corps abandonné aux courants | peindre broder dessiner: s’y mettre comme au soleil et le vide se fait 

Jour 34 – amorces ou lambeaux d’amorces | difficiles à pister | le chat circonspect découvre la neige au ralenti | comment ça serait un meurtre dans cette communauté ? un meurtre en yourte ça sonne bien | une vieille dame joue encore à la marchande | elle meurt dans la neige | pourquoi si souvent un meurtre? | liste des fantômes qui ont dormi avec moi cette nuit dans le mas

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

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