#CARNETS

Je les regarde de loin, je ne vais pas les toucher, les sortir de l’étagère, ça prendrait trop de temps, je suis fatiguée, j’ai du mal en ce moment à mobiliser l’énergie d’écrire.

Il y a sous mon bureau un carton blanc fermé par une grosse bande de scotch marron. Je ne l’ouvre pas. Je peux me souvenir, de ce qu’il y a dedans. Mes carnets de jeunesse, de 13 à 25 ans, en gros. Je les ai gardés chez moi puis, à la fin de la vingtaine, sans doute, les ai déplaés, chez une amie. Leur présence m’angoissait. J’és poursuivie par l’idée de ma mort, et me demandais ce qu’il en adviendrait si j’étais brutalement rayée de la carte des vivants. Je ne sais exactement à quel moment j’ai pu les éloigner de moi. Je sais à peu près quand je les ai repris. La séparation a du durer une dizaine d’années. Depuis, ils sont restés enfermés, et je me suis débrouillée un peu des angoisses.

Parallèlement, les autres cahiers se sont remplis. Dans le même désordre absolu que celui de mon adolescence. Parmi les rares traces d’organisation, il y a celle qui me fait écrire, toujours dans le même grand cahier rouge à couverture gaufrée, les disputes avec les proches, les grandes peines, les inquiétudes pour la famille, les décisions difficiles. Il y un ruban lustré qui sert de marque page, de sorte qu’à chaque moment où le malaise demande à être élaboré dans l’écriture, retomber à l’endroit où les pages sont blanches. Je ne relis pas. Sauf dans des moments précis, où le temps est disponible, peut-être, pour aller toucher du doigt une continuité d’être. L’autre jour j’ai relu. Et constaté le passage du temps sur la vie, rien de plus.

La plupart des carnets sont consacrés aux ateliers d’écriture, ceux en ligne et ceux en présence, ici et là, aux Voix vives chaque été. Là aussi, grand désordre. Deux cahiers principaux, épais, à couverture cartonnée. Celui de l’été 2019, acheté pour le Workshop de Poitiers, dont la couverture porte une très belle planche de Nicolas de Crécy tirée d’Un monde flottant, est terminé, plein, complet. L’autre, couverture vert turquoise, marque Leuchturm1917, est entamé à bonne moitié. Tout deux portent un élastique qui referme le carnet et le même ruban lustré que le cahier rouge. J’en achèterai d’autres, je les aime bien. La couverture rigide et l’élastique donnent un air sérieux au travail que l’on mène, mais ils sont lourds dans le sac.

En fait, je n’ai pas besoin d’en acheter. Ma mère en fabrique, m’en offre sans cesse. Soit elle relie elle-même, des pages carrées d’un beau Canson épais dans une couverture sombre, à grain, et contrecolle à l’intérieur un papier reliure marbré. Dans ceux là j’écris vite, et vite je les termine. Ils ont quelque chose d’inspirant, peut-être leur faible nombre de pages, comme les livres minces qu’on peut finir vite. Soit elle achète des lots de carnets de différentes tailles sur lesquels elle imprime ses propres illustrations, en linogravure. J’en ai beaucoup, de toutes dimensions. Je n’écris jamais dans les petits.

Dans le désordre, il y a quand même quelques carnets qui contiennent des notes et bribes de textes pour un seul et même projet, en général inabouti.

Deux carnets achetés à Copenhague en 2018. L’un, très beau, reliure apparente, a servi à écrire les premiers textes d’une série inachevée issue de l’atelier sur la nouvelle, en 2019, prolongé dans une tentative d’accumuler des histoires terribles, fictions tirées de l’actualité et réflexion sur les fake news. En fait, il a des pages blanches, dont seul le premier quart est utilisé, et au milieu des pages en kraft, sur lesquelles quatre pages griffonnées ébauchent un « point sur les projets en cours », trace d’une velléité d’organisation. L’autre carnet de Copenhague, reliure de découpes de cartes du Danemark, à spirale – on écrit au dos des cartes : bref journal de voyage rétrospectif, la liste de mes regrets à l’issue de ce voyage en famille.

Carnet de Tanger, couverture verte et étiquette d’école – Tanger, mars 2018 – j’y étais seule et l’ai rempli de tentatives d’épuisement des lieux. Entre autres, depuis la terrasse de la librairie des Insolites, où j’ai acheté mon carnet justement le plus insolite : petit format, couverture rigide et reliure à la main de papiers de différentes qualités, différentes couleurs ou s’intercalent coupures de journaux, découpes de pages de livres, cases de bandes-dessinées. Il contient surtout des notes sur les ateliers d’écriture, un colloque, où, tiens, rencontré Virginie Gautier et Anne Savelli, tiens, écouté Guenaël Boutouillet et Gilles Bonnet, tiens tiens, à propos de la littérature numérique, j’avais oublié, ça…

Cahiers plus anciens, ZapBook – un orange à spirale, un vert pomme relié – témoignent de réflexions pendant telle ou telle période de formation ; un beau carnet rouge à spirales, Clairefontaine, trois pochettes cartonnées, rigides, séparent les cahier en trois parties égales : les notes d’un séminaire de sociologie clinique, Histoire de vie et émotions ; les début de l’atelier d’été avec les premiers textes de ce qui deviendra Signes, des rêves, des tristesses, des textes imprimés glissés dans la pochette centrale ; la troisième partie reste à écrire, preuve s’il en faut que la vie n’est pas finie.

Carnés poétiques, édités par La Boucherie Littéraire : petits livres à couvertures rouges qui contiennent des pages centrales rouges – le texte d’une auteur, d’une autrice – et des pages blanches qui prennent le texte en sandwich et donnent au lecteur, à la lectrice, l’espace d’écrire ses propres textes. Ce principe a parfois déclenché de l’écriture.

Et puis il y a tous les autres, les petits cahiers (15×21) achetés ici ou là, offerts. Tout y est emmêlé vraiment :

Carnet offert par quelqu’un, avec une couverture sans intérêt (dessin d’un chat noir qui joue du piano) : notes d’un ateliers d’écriture avec les Écrivains Turbulents au Marché de la Poésie ; recopiage intégral de l’hommage de Lacan à Duras, à propos de Lol V Stein, se terminant par « vous célébrez les noces de la vie vide avec l’objet indescriptible » ; notes de lecture « Ponge – le verre d’eau » en vue d’un atelier ; foisonnement de notes d’un projet d’écriture sur la montagne qui n’a donné qu’un assez mauvais texte.

Carnet avec une couverture Joan Miro, contient ces notes emmêlées : Notes de l’atelier « Pousser la langue », réflexions au début de l’écriture de Lent séisme, notes de l’atelier lecture au théâtre des 13 vents (Kathy Hacker, Beckett), projet inabouti de vidéolectures de Textes pour rien de Beckett, notes d’une journée d’étude sur les ateliers d’écriture en prison…

Carnet Giacometti : vrac de papiers, différentes couleurs d’encre, deux ou trois photos de famille en noir et blanc et couleur, premiers fragments de ce qui deviendra Presque tout le monde, suivies de notes très détaillées sur La condition post-moderne, de Jean-François Lyotard, jusqu’au chapitre 11.

Carnet bleu, bribes de poèmes, dessins d’enfant, de F. probablement, pages blanches. Bientôt le #GRAND CARNET ?

Le dernier acheté – musée Magritte de Bruxelles en juin dernier, sur la couverture la fameuse suite de dessins « Les mots et les images » – est dédié à la réflexion sur les ateliers d’écriture, aux notes prises sur les vidéos de François à propos des ateliers d’écriture. J’avais prévu d’y consacrer du temps cet automne, mais le temps peu à peu se fait peau de chagrin et le cahier a disparu, il doit être quelque part, sous mon lit ou au fond d’un sac, il faudrait le retrouver…

A propos de Juliette Cortese

Née en Franche-Comté à la fin des années soixante-dix, Juliette Cortese vit à Montpellier et travaille dans la langue. Celle qu’on parle autour des tables. Celle qu’on écrit en atelier. Et dans la sienne, à tâtons, au burin, parfois avec un épluche-légume. Écrit ce qui vient et ce qui ne vient pas, lit à voix haute et bricole des vidéopoèmes. Publications en 2021 : X Tentatives pour continuer le présent, prose poétique chez Gros Textes et un premier roman, Lent séisme, chez Publie.net.

8 commentaires à propos de “#CARNETS”

  1. Juliette ce grattage de peau jusqu’à l’os que tu t’est imposé nous offre un panorama, une traversée de tes états d’écrire, je ne sais ce qui est achévé, ou au chevet, mais peu importe, c’est n’est pas le jardin les carnets, plutôt la maison de la jardinière, les pots vides, le terreau, les boutures, les sacs de graines entammés, des bouts de ficelle, des griffes et des pelles, des bottes et des socques pour les temps des pluies ou des secheresses – dans la maison de la jardinière, l’annonce mélée à la trace,

    • Merci Catherine, juste métaphore. Ce n’était pas vraiment un grattage à l’os – pas si douloureux – juste s’user les mains dans la terre encore meuble des projets fraîchement retournés, tenter de se rappeler ce qu’on avait prévu de planter… Et si tu voyais mon cabanon de jardin !!! 😀

  2. beauté de ce voyage dans l’espace des pages, le temps, les liens, le rapport à soi… tant de vie dans chaque phrase et tant de mouvements. Merci Juliette, l’impression d’être prise par la main dans un chez toi ouvert et grand