Je serai une vieille dame sans plus d’espoir de quitter la capitale. J’habiterai une petite chambre, avec un lavabo et un bidet cachés par un paravent passé. J’emprunterai tous les livres à la bibliothèque, ou bien les achèterai d’occasion chez leurs désormais rares pourvoyeurs et les abandonnerai dans des lieux publics une fois lus : dans la petite chambre, les carnets auront fini par prendre toute la place. À moins que je ne les apprenne par cœur ?
Pendant longtemps le choix du bon carnet avait pour fonction principale de retarder le moment d’écrire. Dès l’adolescence, j’écumais les papeteries à la recherche de l’objet rare. Quand il était trop beau, comme ceux que l’on m’offrait, reliés en peau, je ne pouvais me résoudre à remplir ses pages de ma faible prose. Les autres, qu’on m’offrait également, décorés de dessins niais, de consignes de vie insipide(s), de citations tirées de leur contexte, déclenchaient un état de malaise tout à fait impropre à un quelconque travail — c’est dire si je me sentais observée quand j’écrivais — . Mais je ne pouvais pas non plus m’accommoder des cahiers à carreaux petits ou grands qui sentaient l’école, la rédaction « racontez une journée de vos vacances » — alors même que ce sujet, à un petit pas de côté près, je n’ai de cesse de le traiter : que raconter d’autre que la journée de ma vacance ? —
En arrivant à Sofia, pour une résidence d’écriture d’un mois, j’entrai dans une boutique partagée par toutes sortes de créateurs et créatrices du coin. Je cherchais un cadeau pour Rouja Lazarova, dont j’allais entendre peu après une conférence sur son dernier livre, Le Muscle du silence à la Maison Rouge. Je dégottais un grand carnet cartonné, aux pages lignées, recouvert de papier recyclé grisâtre, tracé de lignes d’écriture, discrètes et espacées, d’encre café, en travers desquelles s’ouvrait une belle fleur bleue. Pendant toute la conférence, en bulgare cela va de soi — venant d’arriver je m’accrochais à mon bonnet pour suivre — , je me tourmentais de ce cadeau que j’allais faire à l’autrice. Pendant le pot qui suivit, rouge de honte de ma mesquinerie, je sortis de mon sac une paire de boucles d’oreille acquises au même magasin et lui tendait. Je doute que Rouja ait trouvé quoique ce soit à redire de mon présent. Mais je m’en fus écrire pendant un mois dans ce carnet volé, dont l’apparence ailleurs m’eut un peu gênée, mais qui allait comme un gant à ce séjour de solitude où j’écrivais en cursives dans un monde de cyrillique.
De retour en France, j’ai opté pour des carnets toujours les mêmes : format cahier d’écolier, non lignés pour pouvoir plus librement y apposer de-ci delà des petits crobards à ma façon, véritables supports à l’informulable jusqu’à preuve du contraire.
Ce n’est que très récemment, en observant le soin et l’utilité, dans la pratique du dessin, du choix du bon matériel, que j’ai compris à quel point j’avais négligé de me pencher sur celui des carnets en tant qu’outils propres à faire progresser un geste. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse, me dira-t-on. Sauf qu’il ne s’agit en aucun cas d’un contenant, mais d’un support et du reste, je n’en attends pas l’ivresse, mais son exact contraire : une acuité sobre.
J’aime écrire à l’encre sombre, mais pas au stylo-plume — j’ai plusieurs de ces objets hybrides en stock — , dans un cahier de grande taille, simplement ligné. Tous mes carnets font le même format, de sorte qu’écrire est un geste continu, quel que soit le chantier ouvert. Il y a quelques jours, un étudiant à qui je demandais s’il n’avait pas retrouvé mon stylo sur la table du café où nous avions bricolé une séance de travail, me confirme : « Ah oui, je l’ai trouvé. Je pensais vous en faire la surprise à la rentrée. Il est drôlement bien ! ». Tu m’étonnes. Des années de recherche pour en arriver là, petit gars.
Pour écrire chaque jour, il faut de la méthode, peu importe laquelle, mais savoir ce qu’on vient faire là. Pas forcément dans le mobile, dans la fin espérée du journal, mais dans sa forme. La recherche du carnet autrefois pouvait occuper des jours entiers. C’était — je l’ignorais — l’étape 1, condamnée à durer jusqu’à ce que se montre l’étape 2 : sur quoi j’écris. Sur ce cahier et sur moi, sur autour de moi, sur en face de moi, ce qui est saillant, ce que je sens le besoin de consigner. De l’urgence et de la méthode.
Je rajoute cette ligne à mon testament : que la cohorte des grands carnets lignés dont je ne sais pas si j’aurais un jour l’occasion de les relire, chaque jour étant bien occupé déjà à les écrire, puisse trouver refuge chez Philippe Lejeune, à l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA, La Grenette, 01500 Ambérieu-en-Bugey). Je m’endors mieux en paix, comme si j’avais trouvé une bonne personne pour s’occuper de mon chat tandis que je serais en voyage, bien que je n’aie pas de chat, seulement « des chats » comme on dit en Savoie pour désigner les affaires personnelles et autres saint-frusquin qu’on laisse malencontreusement traîner ici ou là.
Dans un échange avec des auteurs et des autrices du Tiers-Livre, je comprends qu’une raison de préférer la saisie sur écran à l’écriture sur papier est l’éradication des ratures. Après des années de bataille entre la tentation d’être sans faute et une nature sinon brouillonne, du moins buissonne, broussailleuse, il m’est apparu que tant qu’il n’y avait pas de ligne barrée, de gribouillis, de flèches transversales, d’astérisque renvoyant à ce truc essentiel que j’avais oublié et qui ne trouvait plus sa place sans bousculer mes belles lignes serrées, de mot rayé pour un autre, sinon meilleur, du moins plus juste… j’écrivais pour le carnet. Au premier pâté, je pouvais enfin commencer à écrire pour l’histoire. Un ami serbe m’expliquait ainsi qu’une Mercedes neuve ne devenait vraiment sienne qu’à la première éraflure. L’écran, c’est un carnet qui ne m’appartiendra jamais. Je préfère le garder pour ce quelle j’appelle justement « les propretés ». Mais ce journal, ce journal particulièrement mien, pourtant, je l’écris sans feuille. Peut-être que sa forme si radicale se détache de la question du support ? Peut-être parce qu’il est fait pour être partagé dans son élaboration quotidienne via les réseaux sociaux ? Peut-être parce qu’il porte son imperfection en bannière, son insuffisance, son bonnet d’âne et ses pansements au milieu de mon grand
pensement ?
Je suis passée traverser cette page de carnet, merci Emmanuelle pour cet espace qui me raconte une autorisation d’abord complexe et de plus en plus naturelle, m’a-t-il semblé – mes échos de lecture ricochent j’en ai conscience parfois loin du texte de départ. J’ai aimé cette réflexion de revenir au carnet, écrire au carnet, à moins de savoir ce que l’on vient y faire. Et en même temps personnellement j’y suis venue parfois pour pas grand chose.
« grand chose » c’est un peu comme le « grand public » on ne sait pas bien dire ce que ça peut bien vouloir dire… (bonne route aussi à vous Nolwenn)
Entièrement d’accord avec Piero : il faut tant de temps pour savoir ce qu’on fait. Parfois, on se relit par hasard — une vieillerie tellement oubliée qu’on n’est même plus sûr de l’avoir écrite — et là, on voit, que c’est drôlement quelque chose.
Bonne poursuite de notes.
Un tout grand merci
« faible prose » ( tu vas objecter « d’alors ») ouais – passons – en tous les cas, il y a toujours des ratures sur l’écran – quoi qu’on en dise ici ou là – on les voit on les corrige on les jette – très souvent à écrire et écrire et écrire tous les jours et à relire des années plus loin on se dit « mais qu’est-ce que j’ai bien pu vouloir dire ? » (j’avais mis 3 points d’interrogation mais j’en ai viré deux) on relit – on fait une note de bas de page -on pose un astérisque (et péril) (ou une ? ou astérix ?) (enfin) on se remémore on se dit « merde j’ai des trucs à faire « et on s’en retourne à l’écriture – j’y vais
C’est terrible ce moment « mais qu’est-ce que j’ai bien pu vouloir dire ? » ça fait rigoler aussi « ça fait l’air tellement important et c’était simplement très compliqué », parce qu’il faut un sacré temps de décantation pour comprendre que complexe et compliqué ce n’est pas du tout la même histoire.
Merci infiniment pour ce merveilleux texte !
Merci à toi d’être venue le lire. Brava pour ton audacieux atelier d’écriture avec tes élèves !
Ah oui merci, et j’y reconnais beaucoup de mes propres matières.
J’ai souvent l’impression qu’on se tape tou·tes la tête contre le même mur et je me demande pourquoi on ne l’a pas encore percé à jour…
Merveilleux c’est certain ! Et le Pliage d’Ignold ( petit père): des mots à l’eau. L’histoire des ratures, le risque qu’elles ouvrent un champ plastique à part entière ( Twombly) ça m’entraîne vers le dessin je perds les mots. Aller vers ll’écran neutre qui n’imprime pas la main ses ratés et ses merveilles
J’ai choisi cet image en pensant que toi seule pourrait la lire 🙂
Beaucoup de plaisir à vous lire. Mes chats aussi iront à l’APA.
Une fois que les chats ont une destination qui nous échappe, on écrit plus légère.
oui « faible prose ? » (mais oui faut pas qu’il soit trop beau le carnet, trop impressionnant pour s’en faire un compagnon)
ça n’est jamais assez dur, assez violent,assez définitif à mon goût… dois avoir un problème de réglage, la petite tête !
En quête de tes voyages, je tombe d’abord sur tes carnets.
Ceux-là qui me font sourire « Les autres, qu’on m’offrait également, décorés de dessins niais, de consignes de vie insipide(s), de citations tirées de leur contexte, déclenchaient un état de malaise », et puis le carnet volé, et toujours la justesse dans tes descriptions.
Je suis sûre qu’on t’en a offert des tas, de ces carnets… Il m’a bien embarquée ce cycle, alors je poursuis chaque jour amenant son petit grain de sel (et moi ma salière)
Un plaisir vif à lire ces lignes sur la place des carnets dans une vie de gardienne de chats expatriables. Sofia, un souvenir de voyage aussi. J’y avais emporté un carnet qui était censé m’aider à apprendre plus vite le graphisme et le son des mots en cyrillique… Urgence pour se diriger dans la ville… Impression que sans ce carnet j’étais foutue , bien qu’accompagnée et épaulée par notre fille professeure en maîtrise FLE dans deux lycées de province. Impression de jouer avec un jeu vidéo sans avoir la maîtrise et l’anticipation nécessaires… Mais beaucoup de joie aussi à découvrir toutes les couleurs, les visages, les vêtements de ce peuple ultra fleuri… J’adhère à cette notion d’acuité sobre du carnet;à sa modestie et à son utilité lorsque la mémoire se révèle incapable d’assimiler une langue vivante en situation. Sortir son carnet pour communiquer rend plus sympathique que de brandir un guide du routard corné…Très vite, le sentiment de n’avoir pas assez de vocabulaire pour écrire sur cette expérience de la transplantation dans un pays étranger. La briéveté du voyage déculpabilise un peu, mais la brèche est ouverte, l’envie de connaître est une sensation très agréable à vivre. Les regards tendus et un peu moqueurs des interlocuteurs pour corriger les fautes de sens ou de prononciation sont les plus intéressants que je connaisse. On parle avec les mains, les pieds et le corps tout entier quand on voyage…Le carnet ne préfère pas s’en souvenir… Il faut passer la fameuse barrière du ridicule… Quand je pense à l’APA que je connais depuis sa création, je me demande où en est la démarche.Philippe LEJEUNE est -il toujours en vie ? Cela m’a donné envie d’aller revoir le site, même si je n’imagine pas léguer des écrits dans un tel silo sans fond. . http://autobiographie.sitapa.org/mot/philippe-lejeune