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Sur les conseils de Valeria, je me suis abonnée au site Una parola al giorno qui dépose un mot italien chaque matin dans ma boîte mail. La présentation est très bien faite, idéale pour accroître son vocabulaire. J’avoue ne pas lire tous les jours. Aujourd’hui le mot scoiattolo a attiré mon attention et j’ai appris avec plaisir que Pavese avait surnommé Calvino Lo scoiattolo della penna (l’écureuil de la plume) en raison de l’aisance, de l’agilité de son style.
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Suwari waza Shomen uchi ikkyio sankyo yonkyo gokyo kokyu nage Hanmihandachi waza Katate dori ikkyo nikyo ura uchi / soto kaiten nage shiho nage iriminage kote gaeshi kokyu nage Shomen uchi jiu waza Tachiwaza Yokomen uchi ikkyo nikyo iriminage kote gaeshi shiho nage udekimi nage koshi nage Chudan tsuki jiu waza Ryote dori tenchi nage koshi nage kokyu nage Ushiro waza Katate dori Kubi shime ikkyo sankyo shiho nage kote gaeshi jiugigarami koshi nage kokyu nage Eri dori ikkyo irimi nage shiho nage kote gaeshi Tanto dori Shomen uchi gokyo kote gaeshi uchi kaiten sankyo Chudan tsuki hijikimeosae Jo dori Chudan tsuki jiu waza Jo nage Taninzugake
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» Quelle importance que ce soit une maladie ? avait-il enfin conclu. Qu’est-ce que ça peut bien faire que ce soit une tension anormale, si le résultat lui-même, si la minute de sensation, quand on se souvient d’elle et quand on l’examine en pleine santé, est, au degré ultime, de l’harmonie, de la beauté, et si elle vous donne un sentiment de plénitude invraisemblable, insoupçonné, un sentiment de mesure, d’apaisement, celui de se fondre en prière extatique, dans la synthèse supérieure de la vie ? » Ces expressions brumeuses lui semblaient à lui-même très compréhensibles, quoique trop faibles encore. Mais que cela fût » la beauté et la prière « , que cela fût réellement » la synthèse supérieure de la vie « , il n’en avait jamais douté et il ne pouvait même pas admettre là un doute.
La première lecture de l’Idiot – il y a plus de trente ans – m’avait comme engloutie, plus rien ne comptait, j’ai vécu, travaillé, a minima pendant trois semaines, refusant toute sortie, entièrement plongée dans le livre dès que possible.
22 décembre – 25 janvier
Des notes éparses sur les petits carnets, sur le téléphone, mais rien ici, pas encore de protocole pour continuer le carnet au jour le jour.
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Treize instructions à mon fils pour écrire K. après moi :
- Visite les catacombes, la cathédrale sous la Défense, les sous-sols d’une Skyline, celle que tu voudras, imprègne-toi de l’humidité, du vide sous les Fondations — respire, prends des notes
- Fouille mes carnets : celui de L., Structure de L., le Bœuf Suant, celui de PTC, toutes les ramifications du dossier L. sur mon ordi (mot de passe : b*******) — bon courage
- Termine le grand plan de Long Mercy Camp, applique-toi à dessiner le feuillage des arbres, les étals du marché, le toit de la pagode en vision aérienne — écrire n’est pas qu’écrire
- Quand la peine d’écrire viendra, ne t’arrête pas, poursuis encore une heure ou deux ou trois — fatigue ton moteur
- Quand écrire coule trop facilement pendant longtemps, arrête-toi — sors, cours dans la chaleur, cours dans le froid
- Refuse la facilité du narratif, bien sûr il y a plein d’histoires dans K. mais c’est surtout un univers-langue que tu construiras après moi — les histoires sont secondaires
- Intègre la notion du temps selon la relativité générale, désapprends que le temps s’écoule — tu seras beaucoup plus adroit que moi pour en disséminer les conséquences dans le récit
- Marche dans la ville, dans n’importe quelle ville assez grande, marche dans les rues que tu ne connais pas — perds-toi
- Trouve un nœud du texte déjà écrit où mêler ton style au mien, comme notre sang commun — si tu veux, réécris tout
- Relis Alice au pays des merveilles, découvre Le città invisibili — sois plus ouvert à Calvino
- Fais le vide en toi
- Efface ces instructions, tu n’as plus rien à apprendre de moi — K. est à toi
- Il reste juste un signe microscopique sur le scarabée d’or de ton arrière-grand-mère — n’en parle à personne (sauf à ta sœur)
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Mon secret envoyé par anonymous s’est perdu.
Où est-il allé ?
Je pense à Tony Leung à la fin de In the mood for love qui chuchote son secret dans le trou d’un mur des temples d’Angkor.
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derrière la porte, des pièces inconnues à découvrir, d’autres portes, un agrandissement | je te rêve souvent et quand je te rêve je sais que je t’ai déjà rêvé | sur un étroit balcon, les scintillements de la ville en dessous, à l’à-pic, pas de rambarde pour me protéger du vide | chaque fois je m’éveille en sursaut cœur battant | une voix off, dans un paysage splendide, immense, prononce une phrase qui a valeur de prophétie | j’aime quand tu m’offres ces paroles et ces paysages sur grand écran | sur une pelouse humide, restes d’un pique-nique sur nappe blanche, ambiance moyenâgeuse, je me vois retourner un verre à pied | quand des choses brillent dans les mots qui les désignent, un verre retourné devient le rêve même
Noté le 19/10/21 : toute la nuit mes rêves ont été traversés par le mot Risorgimento – résurgence, renaissance, mouvement de réunification de l’Italie au 19ème siècle. La pointe en Ri du mot perçait la chair des rêves mous, la suite arrivait conquérante, surgissait dans l’épaisseur du corps abandonné au sommeil, des images de ville, rues immeubles sous des nuages des brumes grises où se frayait le retour souriant de Risorgimento, il y avait un plaisir, un bonheur latent à percevoir la réapparition du mot, je le voyais écrit, je l’entendais aussi prononcé à voix basse, le rêve se poursuivait un peu informe, le mot revenait cristalliser autour de lui une joie timide.
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I think I saw you in a ice-cream parlor
Drinking milk shakes cold and long
Smiling and waving and looking so fine
Don’t think you knew you were in this song
And it was cold and it rain so I felt like an actor
Comme pour d’autres, les phrases qui se retiennent par cœur naturellement viennent des chansons, celle-là entendue ado (mais déjà hors jeune, ne l’ai jamais été). En l’entendant la première fois, une sensation si puissante se cristallise : cette chanson je l’aimerai toujours, demain sera mieux que ce jour-là que ces jours-là trop nombreux mais patience, pour tenir je ferai miennes la distance de l’actor, la force de la musique.
Mais aussi ces mots : La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : « Cette enfant me plaît. » je pourrai citer tout le poème, sa tendresse de mots s’est étendue sur moi, m’a serrée dans ses bras.
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Le matin, pas encore six heures, quand silence, quand seule, ouvrir l’ordi, un thé infuse, les premiers mots, les premières phrases sur le clavier, sous une fraîcheur d’esprit, éveil, se lancer, ne pas s’arrêter, laisser les choses se faire, décanter, projeter les images internes, partir dans le flot des mots, se fondre dans leur sonorité, buter sur le sens, les sens, les réfléchir, se promettre d’y réfléchir plus tard, plus profondément, rester dans le flux, les yeux à demi fermés parfois, l’importance du premier flux, buvant le thé, suivre un déroulement, un autre, des ramifications, voir à peine les mots s’imprimer sur l’écran, capter un arrière-fond du monde, essayer, certains matins ne pas ouvrir l’ordi tout de suite, besoin d’un silence plus profond, ouvrir un livre, souvent poèmes, souvent recopier quelques lignes à la main, prolifération des carnets, recopier, le bruit du stylo sur la page, la concentration particulière de l’écrit-main, intense, y reviens depuis trois quatre ans, après des années de tout ordi-tél, d’autres matins encore, toujours tôt, avant l’ordi, quand la tête confuse, quand l’écrire peine, barbouiller des notes sur le carnet, essayer d’éclaircir, de creuser…
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Retourner à K., poursuivre la construction de cette ville, de son univers. Hier en replongeant dans le projet, j’ouvre un fichier intitulé Bibliographie K. et dans cette liste, entre Le devisement du monde et le Yi Jing, je lis sans vraiment lire Les villes interdites. Le mot interdites ne me saute pas au visage, peut-être parce qu’il commence et finit de la même façon, qu’il comporte le même nombre de lettres. Mon œil corrige instinctivement ce que mes doigts ont tapé. Il y a seulement une sensation étrange, vague, un effet d’incongruité dissimulant la violence de la substitution du mot. Quand je réalise mon erreur, je reste interdite.
De tous les changements de langue que doit affronter celui qui voyage dans des terres lointaines, aucun n’égale celui qui l’attend dans la ville d’Ipazie, parce qu’il ne touche pas aux mots mais aux choses. J’entrai dans Ipazie un matin, un jardin de magnolias se reflétait dans une lagune bleue, moi-même j’avançais entre les haies assuré de découvrir de belles et jeunes dames au bain : mais au fond de l’eau, les crabes mangeaient les yeux des suicidées la pierre au cou et les cheveux verdis par les algues.
Italo Calvino, Les villes invisibles, Folio, p. 61
Depuis quelques jours, Les villes invisibles frappent à ma porte, appellent à être relues, insistent.
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soleil sur le givre les formes se brouillent sur le givre une blancheur aveugle soleil sur le givre au loin l’éblouissement une blancheur aveugle l’éblouissement de coupoles surgies une blancheur aveugle comme sur une crête d’horizon les formes se brouillent l’éblouissement de coupoles tu saurais si bien me les décrire
Soleil sur le givre, les formes se brouillent, une blancheur aveugle… au loin l’éblouissement de coupoles surgies comme sur une crête d’horizon… tu saurais si bien me les décrire, ça soulagerait un peu la lassitude qui alourdit mon cœur… dans les avenues de cette ville il y aurait des amants chassés par le surgissement des forêts au cœur même des palais et d’autres rassemblés par les lianes qui couleraient des balcons… je crois que tu l’appellerais Percorsa, tu inventerais une nouvelle série pour la classer, ce serait Les villes et la forêt
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le vide apprivoisé longuement enfance silence se protéger mécanisme de survie les mots prononcés dans l’air froid buée de buée expiration dans le jardin le givre le froid sortir tout de même inspiration un vide enfermé comme de l’air fossile solitude ou un vide libre le vertige avant la paix concentration et vide
se nourrissant l’un l’autre
jour après jour, l’impression que l’expérience du carnet émiette la syntaxe et qu’à l’issue de ces 40 jours je ne saurai plus écrire une phrase entière (malgré cela une superbe aventure)
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elle dire elle de toi te garder un peu à distance pour mieux voir sa grâce ton élégance elle marche dans la rue je te vois toujours marcher dans la rue sur le boulevard ta patience je lui parle souvent sa présence en filigrane je commence à te ressembler le rêve des falaises blanches sa rigueur un matin et la cuisine ensoleillée tu es la seule à qui je parle régulièrement son écriture déliée aux S pointus son calme la nostalgie dans son sourire tu es là pendant le salut souvent là quand mon buste se penche vers le kamiza
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Dire l’état du monde aujourd’hui les mots me manquent
la voix aussi ils manquaient déjà hier
les mots pour dire l’innommable
de la violence des hommes de notre instinct de mort
les mots des autres me pensent la voix de Duras
dans le Camion Que le monde aille à sa perte,
qu’il aille à sa perte c’est la seule politique
et aussi la joie illogique irrationnelle de La force majeure de Clément Rosset. En l’absence de toute raison crédible de vivre, il n’y a que la joie qui tienne, précisément parce que celle-ci se passe
de toute raison.
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Ce n’est pas hier mais avant-hier mercredi 7 décembre 2022, vers 11h30, qu’un accident du travail s’est produit dans un entrepôt logistique du groupe Chatel à Cormelles-le-Royal (Calvados). Pour une raison inexpliquée, le chargement d’un transpalette est tombé sur un manutentionnaire. L’homme, âgé de 24 ans, s’est retrouvé enseveli sous les marchandises. Il a pu être dégagé par l’équipe de sauvetage des sapeurs-pompiers puis conduit vers le CHU de Caen en état d’urgence relative. La direction de l’entreprise s’est refusée à tout commentaire.
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J’aurais préféré ne pas me coucher si tard trop tard ne pas goûter ton vin délicieux vraiment ? j’aurais préféré me réveiller naturellement pleine d’énergie l’esprit clair et le corps vif j’aurais préféré ne pas repousser encore les limites ni frôler le court-circuit ni éprouver la sensation d’être au bout de mes forces j’aurais préféré ne pas choisir entre hier et aujourd’hui
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Tu le sais la Doppia que j’ai repoussé les ruminations les ressassements comme des poussières derrière un meuble j’ai déjà perdu trop de temps en remâchements je ne veux plus rembobiner les mêmes rengaines je les ai envoyées se taire à l’arrière-plan ça te fait bien rire que je puisse croire en être débarrassée sous prétexte que je n’entends plus le chœur des récriminations des mises en garde des limitations arrête de te disperser le temps n’est pas extensible ou des crispations après tu ne viendras pas pleurer si ton chantier K. n’avance pas non je ne me plaindrai pas je n’ignore pas ces phrases toutes prêtes à bondir dans ma conscience mais pour l’instant elles se taisent elles tapissent le fond du cœur en silence je sais que tu n’auras pas aucun mal à les débusquer la Doppia serais-tu ma mauvaise conscience ? tu scrutes les notes les listes les oublis les reports tous mes stratagèmes pour tenter de faire entrer les projets en cours dans une journée une semaine un mois dans le temps imparti en évacuant l’angoisse du temps qui passe oui tu lis en moi comme si j’étais transparente et tu souris.
Pour la première fois depuis le début de l’aventure, je n’ai pas envoyé à f mon fragment du jour. Il était trop tard. Je le poste maintenant en me demandant si après l’atelier je poursuivrai sur la lancée cette pratique quotidienne du carnet.
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Ce serait toi la Doppia qui regardes les toits de Roanne | le givre s’est déposé durant la nuit | un matou court sur un des murets coiffés de tuiles qui séparent les jardins | une légère nostalgie affleure | tu écartes la tristesse des départs | le fantôme des dernières fois | ce serait toi qui vois la campagne défiler derrière la vitre du train | qui t’éloignes des adieux | et photographies les collines précipitées | les vaches dans la pente des prés blanchis | toi encore lancée vers nulle part | dans l’épaisseur du brouillard
(je rêve ou j’ai vraiment donné un nom à mon Double ?)
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soleil sur les tuiles et bleu du ciel | le givre cède | superposition des collines au loin sous un reste de brume | contraste de la lumière avec le gris le brouillard des derniers jours | rouge des toits saccagés par la grêle de juin | la Loire entravée dans son courant | stagnation d’algues sous le grand pont | saisissement du froid en remontant la rue piétonne | sapins à rubans rouges devant les magasins | fermeture hebdomadaire | déstockage définitif
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un rêve coule sur la peau — le dos tapissé des fruits de l’effort —alourdissement des cuisses — au creux du ventre — profondément — ô souveraine fatigue — et comme un bras entourant les épaules — une chaleur sur la nuque — les paupières si doucement — courbatures à ces muscles jusque-là ignorés — un rêve coule sur la peau — corps esprit tout glisse — flottement d’avant la pesanteur — jusqu’au sommeil compact — enchanteur.
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Position assise, immobilisée, Gimme shelter dans les oreilles, à fond, rien ne bouge, il est pourtant 16h16, le TER reste à quai, War children it’s just a shot away, quand des gens se lèvent, quittent le wagon, soulever un des écouteurs pour savoir ce qui se passe, les conditions du départ ne sont pas réunies annonce un haut-parleur, les voyageurs sont priés d’attendre dans le train, renfoncer l’écouteur, I’m gonna fade away, attendre, quelque chose se condense, il n’y a rien à faire, rien à faire, Rape, murder, sinon s’enrouler dans la voix qui grimpe à décrocher des aigus sublimes.
L’attente, la vraie, c’était l’interminable enfance, l’attendre idiot et triste, corps esprit comme empêchés. Pas été sur ce terrain cette fois, un peu comme un refus d’obstacle…
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De 12h54, heure à laquelle j’ai quitté mon appartement jusqu’à mon arrivée dans le hall 1 de la gare de Lyon à 13h21, j’en ai dénombré dix-huit, dix-neuf en ajoutant la mienne. J’avais décidé d’arrêter le décompte une fois dans la gare mais c’était sans compter la petite machine qui s’était mise en marche dans mon cerveau et ne comptait pas s’arrêter là. Vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, ça s’accélérait, trente-deux, trente-cinq, quarante-et-un, quarante-deux et avec la petite là, ça fait quarante-six, ça chauffait dans la tête, des compteurs parallèles s’étaient déclenchés pour absorber le nombre, il y avait la sensation que la multitude de spécimens se pressant vers le hall 2 ne roulaient tout autour que pour être additionnés les uns aux autres…
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Perdre l’Idiot vraiment ?
Perdre l’Idiot vraiment ? le perdre le laisser tomber un son mat je regarderais où il est tombé premier grand choc le relire bientôt l’oublier dans un bus un métro un train le déposer guetter qui le prendrait ou partir rien que d’y penser ça fait comme un trou là à l’intérieur
Perdre je perds j’égare souvent mais l’Idiot comme si c’était possible vraiment ? le perdre le laisser tomber je marcherais dans la rue et il glisserait de ma poche un son mat et je ne me retournerais pas ? non je regarderais où il est tombé le premier volume en folio traduction Mousset premier grand choc de lecture je garderais le Babel traduction Markowicz dans laquelle je prévois de le relire bientôt poursuivant la relecture complète l’oublier dans un bus un métro je pense à M. combien ça l’avait troublé d’oublier Sous le volcan dans un train ou alors le déposer mais où ? et ensuite guetter qui le prendrait ou partir sans savoir rien que d’y penser à le laisser ça fait comme un trou là à l’intérieur
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La retrouver dans la rue, dans le froid naissant. Aller marcher ensemble au parc. Le grand tour. Ciel gris, feuilles d’or éparpillées, sombres feuillages persistants. Toucher le tronc d’un platane centenaire. Son écorce rugueuse bosselée. Légère buée des paroles échangées. Un peu de chaleur humaine change-t-il quelque chose au monde ?
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Les billets dans sa main, elle a sonné à la porte. Son visage poupon dans l’encadrure. Elle entre, elle plaisante mais la scène est muette dans le souvenir, on ne voit que sa bouche enfantine qui se tord dans un sourire. Elle me tend les billets, je les prends dans ma main. Cinq cents francs, c’est beaucoup dans nos vies étudiantes. Elle virevolte dans la petite pièce comme si de rien n’était mais le malaise est palpable. Je suis la seule du groupe à qui elle rendra l’argent prêté. Peut-être parce qu’elle sait que ce n’est pas mon argent et que je dois le rendre à qui je l’ai emprunté pour elle.
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chouette que tu viennes dès vendredi oui ! elle veut absolument que tu dormes chez elle tu crois pas que ça va trop la fatiguer ? non… tu penses que c’est obligé de lui dire ? comment ça ? je ne vois pas comment je pourrais ne pas lui dire oui, bien sûr mais j’ai réfléchi il faudrait le lui dire très progressivement pas le lui annoncer de but en blanc d’un seul coup parce que même si elle est ouverte d’esprit, il y a aussi une fragilité en elle comment tu vois les choses ? déjà commencer par lui dire qu’il se pose des questions depuis plusieurs mois
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Au début, ils étaient tellement occupés à décharger leur bateau qu’ils ne remarquèrent rien ; le niveau de l’eau montant lui aussi, cela pouvait les tromper ; mais dans les dernières heures du jour, il ne pouvait plus faire de doute que la forêt gagnait en taille, en puissance et en férocité ; on pouvait voir d’immenses racines surélevées d’énormes et très anciens palétuviers qui serpentaient avidement dans l’obscurité, suçant la pluie et devenant plus épaisses que des trompes d’éléphants
Rouvrir le livre un peu délaissé ces derniers jours à la page 365 où la lecture est restée en suspens comme l’atteste le marque-page du club d’aïkido et recopier ce fragment de phrase-jungle sur l’ordi. Il est 13h21, sensation que la matinée se prolonge dans la lenteur brouillonne du dimanche. J’ai refermé le livre à la couverture rose, Stock, traduction française parue en mai 1989. Autre siècle, semblable violence.
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Il y aurait des passerelles entre certains immeubles | certains immeubles seraient des palais | certains palais seraient reliés par des corridors | il y aurait des souterrains aux ramifications inextricables | d’anciens bâtiments détruits ressurgiraient | ce serait un rêve récurrent rêvé par tous les bâtisseurs des sociétés secrètes | il y aurait des dédales cachés | on y accèderait par des escaliers temporels | il y aurait une Skyline sombre se détachant sur le ciel ocre | ce serait aussi terrible que beau | la ville garderait le passé comme une ombre de l’Ouest et projetterait le futur comme une ombre de l’Est | on fêterait nos retrouvailles dans les arrière-cours.
C’est ce qui est venu, très vite, je n’avais pas de temps, une sorte de dérive où des villes se mélangent. Il y a trop longtemps que je ne suis pas allée à K.
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kaki lustré, une parka large resserrée par un lien au-dessus des genoux | kaki râpé, une parka de combat qui bat au vent | rouge clair, un manteau moelleux où s’envelopper | d’un écossais rouge, noir, jaune et crème, l’écharpe aux longs poils de laine (douce ou piquante ?) | kaki encore, une parka ajustée à la taille | crème, les bottines à l’épaisse semelle crantée | noir luisant, un manteau long à la ceinture détachée | à larges carreaux crème et verts, un manteau de laine oversize | bleu nuit à palmes blanches, le col d’une chemise sous un pull rouge | bleu denim, un jean fatigué qui poche aux genoux | noir mat, une doudoune courte au col montant | marron peluché, un manteau qui attrape les poussières | rouge sombre, une robe croisée sur la poitrine | de tweed gris et blanc, une casquette fièrement portée | bleu électrique, un grand tablier de plastique épais | rouge vif, un large béret gonflé sur des cheveux bruns | rose orange, un voile glissé sous une parka noire | grises et violettes, des baskets trouées en fin de vie | blanc et noir, un pull à rayures sous un gilet vert | fleuris, les plis d’une longue jupe ondulant près du sol
Manteaux chinois.
Sei Shônagon
J’aime le rouge, la couleur « glycine ». En été, je préfère le violet ;
en automne la couleur « lande desséchée ».
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Le trottoir en flaques d’hier la réverbération du soleil aux arbres des feuilles clairsemées transparence sous rayons vifs un échafaudage entouré d’un filet turquoise le scooter incliné contre un container un sac abandonné sur son marchepied des cartons vides des sacs de détritus débordant des rangées de poubelles jaunes et vertes au pied des immeubles attendant les éboueurs en grève
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Pour nourrir les dessous de la première grisaille : beaucoup de cartes,
de plans de villes, de photos, d’images, de recherches, des témoignages, quelques livres-compagnons, des notes, des fragments d’écriture d’avant-écrire, une imprégnation… La pâte recherchée c’est une épaisseur de l’atmosphère, un rythme de voix, une musique lointaine, quelque chose d’obscur dans lequel il va falloir entrer.
et dans cette pâte épaisse parfois s’embourber.
Mais j’ai toujours aimé les lundis, l’élan des (re)commencements.
Retrouvé cette note du 4/08/2013 : envie de relire immédiatement chaque livre que je termine comme si la première lecture n’était qu’une impression, de celles que les peintres apposent aux murs avant l’enduit et la peinture, comme si je n’arrivais dans une première lecture qu’à papillonner, à butiner de ci de là quelque suc dans une brassée d’effluves profondes et je sais qu’il faudrait pour en apprécier toutes les suavités et les ombres y revenir dans un mouvement plus ample, plus sérieux.
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Je suis seule dans le jardin. Le ciel est lourd. Depuis peu les lettres que je dessine forment des mots qui forment des phrases qui racontent des bribes d’histoires. Depuis peu je sais écrire. Dans la marge des cahiers je trace de minuscules fictions. Quand je n’ai rien pour noter j’écris dans le secret de ma tête. J’écris pour le ciel lourd, j’écris pour les insectes, pour les animaux qui fuient. Quand j’écris je suis grande, une puissance sort par mes doigts. Quand les mots s’enroulent dans la tête c’est autre chose, je ne sais pas encore le danger. Curieusement je n’ai pas de souvenir marquant des premières lectures de l’enfance. J’écris comme au début du monde.
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Pendant que je descends la rue de Belleville, la voix de Léonard Cohen résonne dans mes oreilles. Pendant que j’accélère le pas, la pluie redouble, le vent cingle mon visage. Pendant que j’enlève mes habits, des filles se préparent et parlent dans le vestiaire. Pendant que je noue mon hakama, les pensées quittent mon esprit. Pendant que je suis assise en seiza, la main gauche fermée dans la main droite, les yeux à demi-clos, des images furtives embuent ma conscience.
Pendant que je dormais, il neigeait sur Stockholm, une épaisse couche blanche a recouvert les rues, les jardins, les bus se sont arrêtés. Pendant que je dormais, I. m’a envoyé une photo de sa ville enneigée.
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Les paupières gonflées les muscles endoloris le manque de sommeil — ne pas s’attarder — la poussière s’épaississant sur les cadres le désordre du bureau — ne pas s’attarder — le scintillement du cortège à l’entrée du parc les dentelles surchargées de brillants le satiné des robes les lourdes chaînes autour des cous — ne pas s’attarder — l’escouade sombre de robocops sanglés de gilets pare-balles leur mine faussement joviale — ne pas s’attarder — l’homme brun assis au pied de la boulangerie — ne pas s’attarder — le vélo qui me frôle en brûlant un feu rouge — ne pas s’attarder —
All those moments will be lost in time like tears in rain.
Rutger Hauer in Blade Runner (Monologue de la pluie)
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Darjeeling Fabio Geda Afghanistan Ghazni Gengis Khan Buddha di Bamiyan Kandahar Shajoi Napoli Palermo Bologna Salman Rushdie Volodymyr Zelensky Valeria Albert Serra Benoît Magimel Confucius Oskar Kokoschka Edvard Munch Marcel Proust Emma Dante Albert Nakache
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Crâne nu arrondi sans démarcation avec le front dont la peau ruisselle jusqu’au cou frotté au col du keikogi | yeux vifs de l’enfant attentif sous
une épaisse frange de cheveux châtains | arête droite du long nez à la narine percée d’un brillant
Surgissement d’un souvenir : une jeune fille dans le métro — une Alice au pays des Merveilles — vêtue d’une robe mauve bouffante, pieds nus dans des mules à rubans, c’était l’été, son mollet était tatoué d’un gros chat déroulant sa queue jusqu’à la cheville. J’avais photographié le tatouage. C’était le jour où j’ai quitté Nanterre, j’avais marché jusqu’à la Défense avant de prendre le métro. J’ai tout de suite pensé à elle en lisant la consigne et pourtant je n’avais pas vu son visage.
6
personne d’autre je crois n’aura vu la pâleur à peine sur la peau le sang gonflé dans la veine le battement dans le cou personne d’autre n’aura senti l’instant qui s’arrête n’aura senti le souffle retenu le cœur précipité ni les yeux qui ne voient que toi quand ils essaient de regarder ailleurs
Aujourd’hui nous voilà 8 milliards et personne d’autre que moi ne l’aurait remarqué ?
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1h30, nuit d’un ciel de ville sur des fenêtres éteintes, une seule éclairée sur la droite (ouverte aussi). 7h14, ciel infiniment gris, entre loup et chien. 8h00, ciel pulvérisé, brume dense comme un voile sur toits et cheminées. 9h31, je m’arrête un instant pour regarder le ciel, étale, uniformément blanc. 14h04, du bleu, de la lumière, le soleil sur les feuilles jaunes que le vent détache. 16h09, des nuages sombres, des trouées blanches, je quitte la lumière bleue de l’écran pour les mouvements du ciel.
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sous paupières lourdes, lettres et signes en tous sens, peut-être une phrase que je n’arrive pas à lire…
(plus tôt un RAT, un long rat blanc à museau gris, courant dans l’appartement de CM, je ne sais pourquoi elle m’hébergeait, m’a réveillée en sursaut. Un rat semblable à celui aperçu récemment sous le piano de la gare de Lorient))
(plus tard, j’ai repensé à ces lettres, comme creusées dans une matière endormie.)
Hier, en prévision de la phrase à noter au réveil, j’ai placé carnet et crayon au pied du lit. Ce soir je recommencerai.
3
il aurait fallu continuer continuer d’arpenter le boulevard
dans ce halo infini continuer d’habiter là à quelques numéros
de toi (ne pas aller vivre dans la maison des ombres) on aurait continué à marcher le boulevard se serait étiré j’aurais grandi à l’abri de ton calme ce calme un peu austère qui apaisait mes fantômes on aurait marché dans un boulevard sans fin un jour
je me serais envolée
2
présence dans le souffle de mes pas ta présence
la lumière indéfinie du boulevard à la fois douce et contrastée
cette atmosphère d’enfance ma main dans la tienne au retour
de nos promenades les trottoirs aérés mon corps de trois ans et ton corps de grand-mère Reine avançant les grands arbres l’odeur de la pluie si loin si près
» Qu’avez-vous pensé en me voyant moi et ma suite ? » demanda ma maîtresse. Je lui répondis que tout m’avait paru superbe mais ce n’était là que des mots ordinaires, insuffisants pour exprimer ce que j’avais ressenti.
sei shônagon
1
nous sortons lui et moi. La fraîcheur prend nos joues. Dire lui ne m’est pas naturel. Je me trompe trop souvent. Nous allons, lui et moi, chercher un cadeau pour M. La boutique est fermée. À l’angle de la rue, un homme un peu voûté, cheveux gris, véhément, face à une femme assez forte, vêtue d’un imperméable : si on doit choisir entre Daech et la dictature, parce que c’est ça le choix, je suis très triste de dire ça mais
Merveilleux ce 2 et le 1 aussi bien sûr ! Merci Muriel
Très touchée par vos mots, merci Marie.
quelle beauté dans ces mots posés les uns à côté des autres. et dans ces silences. merci.
Merci beaucoup Irène pour la visite et l’écho.
le carnet ici prend une forme qui évolue déjà, j’en aime la liberté à chaque fragment et l’unité qui s’en dégage, belle suite à vous,
Merci beaucoup Catherine pour votre passage ici et votre écho
J’aimerais avoir un carnet comme celui-ci, les mots qui se déposent sur le papier comme des pétales entre les feuilles. A chacun sa forme et son parfum particuliers ! Très beau !
Merci beaucoup Helena pour ton retour si généreux (et encourageant) !
Nous nous rejoignons dans cette « fraîcheur qui prend aux joues », dans la pâleur du matin et dans le sang qui pulse au cou…
merci Muriel de cette continuité
à nous suivre…
Merci Françoise d’être passée ici et d’avoir fait signe… au plaisir de te lire encore
les visages s’imposaient mais merci de faire vivre encore davantage la jeune fille
Merci Brigitte pour votre visite
j’aime comme les noms sonnent ! Et ce souvenir surgit qu’il est beau : le mauve « les pieds nus dans les mules à ruban » … merci
Merci beaucoup Nathalie.
belle idée de faire de « ne pas s’attarder » un refrain qui donne plus de force
Merci Brigitte. Une fois le refrain posé, les souvenirs du jour sont venus s’y intercaler naturellement.
Plaisir de découvrir votre carnet : j’en aime les annotations, les citations, ce qui se découvre ci et là. Beaucoup aimé la 9 qui donne envie, justement, de s’attarder à venir vous relire régulièrement.
Merci beaucoup Cécile. J’ai également envie de venir vous lire régulièrement
« …j’écris dans le secret de ma tête. J’écris pour le ciel lourd, j’écris pour les insectes, pour les animaux qui fuient. » Beau. Et la lumière de la 12, on a envie de s’y mettre de commencer, là tout de suite, en lisant ces lignes
Très touchée Nathalie. Elle n’a pas duré la lumière hier, il ne fallait pas attendre pour s’y glisser.
comme un rap sur une seconde d’un geste
j’aime beaucoup
ça me donne à penser… merci beaucoup Huguette pour ce retour !
Vos blancs qui ne cessent de suspendre les mots, rendent le texte (#14) haletant, j’aime — dîtes-moi, s’il vous plaît, de quoi il s’agit : une danse/chorégraphie ? gestes du travail ?
Bonjour Christophe, il s’agit du début d’une technique d’aïkido, couper sur l’attaque de l’attaquant pour le déséquilibrer, au bon moment, à la bonne seconde… merci pour votre visite !
très parlante cette version manuscrite ( et comment créé-t-on telle beauté?
J’ai utilisé sous Word la police Dreaming Outloud script (tout un programme !) et j’ai fait ensuite une capture d’écran que j’ai copié dans le WordPress.
Contente que ça vous ait plu, Catherine.
Toujours un enchantement ! Merci Muriel
oh merci Marie, très touchée par votre message, alors que ces jours-ci je passe en coup de vent ici.
suis revenue lire tes #18 à 21
j’aime beaucoup ton point de vue, ta précision aussi… rien de trop, c’est ce que j’aime
merci Muriel du partage quotidien
Un grand merci Françoise pour ton message qui me fait vraiment plaisir !
et finalement, L’Idiot a fait son chemin? J’aime ce cri déchirant, moi j’ai pas eu le temps de faire cette proposition il aurait fallu deux heures d’hésitation devant ma bibliothèque, je compatis communie applaudis
oui Catherine, l’Idiot a fait son chemin mais sans se laisser abandonner dans la ville, plutôt en me pressant de finir mes lectures en cours pour le relire au plus vite…
Tes mots sont si clairs, tes phrases si limpides que j’ai l’impression de te lire avec de nouvelles lunettes. « Perdre L’Idiot, vraiment ? » Merci.
Merci Jean-Luc pour tes mots
Votre texte hier sur la proposition « Apprendre à perdre » , délicieuse. J’ai ri, vraiment. Cela m’a amenée à visiter votre carnet individuel et je me suis régalée. Merci !
Merci beaucoup Françoise pour votre visite et votre message. Je vais aller à mon tour découvrir votre carnet.
#24 / ah ce mécanisme mystérieux qui nous entraîne à compter ou décompter ou dénombrer ou additionner, un réflexe vite pris comme un drôle de jeu,
et tu nous intrigues bien sûr sur ce qui est ainsi dénombré… !
très réussi…
oui c’est un mécanisme bien étrange (24) et sa captation entraîne vite vers la fiction. Merci beaucoup Françoise.
Subtile et précieuse vision de ton double. Vraiment beau. Merci.
Merci beaucoup Jean-Luc, ça fascine les histoires de double, n’est-ce pas ?
Donner un nom à son double, superbe !
Merci Françoise. Et maintenant qu’elle a un nom, mon double s’incruste !
« ce serait toi »… et c’est beau ces images douces amères
Merci beaucoup Nathalie
très beaux ces toits de Roanne dans le gel, couleurs douces et froides presque irisées et présence forte du brouillard
(je suis sensible à ces ambiances-là)
et ce dialogue intérieur avec ce « toi lancée vers nulle part ».. laisser faire les choses, les laisser s’apaiser
avec toi, Muriel…
Merci beaucoup pour ton retour Françoise, je suis heureuse que ces toits de Roanne t’aient plu
32/31 beaucoup d’émotion à lire. 32 que c’est beau cette adresse « multiple » Merci Muriel
merci infiniment Nathalie pour ce retour précieux, tant de doutes en ce moment… continuer à avancer
ce mélange de ELLE et de Tu pour cette #32, parole aux morts
on sent la personne, le lien avec elle
une proposition bouleversante…
et je te suis aussi jour après jour dans cette progression hors de la nuit…
voilà que tu reviens avec cette #34 vers du plus construit
c’est bien, je crois
tu as encore 6 épisodes pour renouer avec un flux différent et ça peut être une magnifique sortie…
à suivre alors…
oui tu as raison, je crois qu’un fil se renoue… attendons la suite ! Merci chère Françoise pour ton accompagnement si précieux.
un #35 avec Calvino (poche gentiment offert par Claude Favre, ici, car introuvable à l’époque) et un oeil autocorrecteur orthographique — bien beaux cadeau x– merci
Quel cadeau vous avez reçu !
Merci pour votre passage ici
#36 aimé ‘quand l’écrire peine »…
aimé l’ensemble, cette douceur du matin tôt chez toi…
on aurait envie de t’y rejoindre ou de te photographier en train d’ouvrir ton livre de poésie…
Merci Françoise pour ton passage ici, tu as raison il y a de la douceur dans mon écrire-tôt le matin, tu m’en fais prendre conscience…