#18/40
Même moi, qui rêve tellement, je connais des intermittences où le rêve me fuit. Alors les choses m’apparaissent avec netteté. La brume dont je m’enveloppe s’évanouit. Et toutes les arêtes visibles blessent la chair de mon âme, toutes les duretés, d’être regardées, me blessent, car je connais ainsi leur dureté. Tout le poids visible des objets pèse au-dedans de mon âme. Ma vie entière se passe comme si on m’en rouait de coups.
La couverture bleue du Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa aux éditions Christian Bourgois vient me chercher en ce dimanche midi. Pour un atelier à venir sur les rêves et rêveries, je feuillette les pages annotées au crayon, les passages innombrables retenus comme amorces, appuis, pistes. Au fragment 80, j’avais coché une phrase brève. Je lis le paragraphe suivant. Il sera texte du jour. Appui personnel. Echo. Je l’emporte en lisière de forêt où je vais quelques heures.
#12/40
Ecrire pour que le dessous ne prenne pas le dessus. Nom de blog : sensdessusdessous. Toujours fouiller dans le parking de sa grisaille. Toujours creuser sa caverne, dégorger ses grottes, secouer son souterrain, crapahuter dans ses catacombes. Toujours hanter ses oubliettes. Rôder entre les couches. Foncer, enfoncer, défoncer. Parfois, sous la grisaille, la page.
#11/40 C’est dimanche
Si pas écriture, geste manuel. Dessiner. Copier. Plagier. Lire fasciné dès 15 ans, argent de poche y passe, Pilote, A suivre, Métal Hurlant, Circus. Dévorer les Giraud/Moebius, Tardi, Fred, Forest, Auclair, Druillet, Hermann, Mézières, et choisir Giraud comme modèle. Tenter l’académie avec Paape, se faire dégommer par Hermann qui voit les planches bof bof non pas de personnalité. Abandonner. Retourner à Verne, Tournier, découvrir Duras. 30 ans après, dessiner devient écrire.
#10/40
Pendant que je lis, on ne se lit pas
Pendant que tu m’aimes, les autres m’aiment peu
Pendant que j’écris, je rêve que ce que j’écris se suffit
Pendant que je déjeune d’un rien, un rien n’est pas disponible à certains
Pendant que je prends ma douche, personne ne me surprend sous la douche
Pendant que du soleil je fais mon deuil, une pluie battante voudrait frapper au carreau
Pendant que la mésange charbonnière picore les grains ici, les chasseurs picorent les grands cerfs là-bas
#9/40 Ne pas s’attarder sur les miettes de que faire de soi, miettes de pas le temps, miettes de ça a été, miettes de interdiction de se garer, miettes de ça veut pas aujourd’hui, miettes de ma trottinette elle t’emmerde, miettes de je passe devant toi dans la file, miettes de on reporte, miettes de on n’a plus ce modèle-là, miettes de solitudes de douleurs d’anxiétés de départs, miettes de miettes. Ne pas s’attarder sur les miettes invoquées pour ne pas s’attarder ensemble.
#8/40 Les noms c’est du propre
Claudie Hunzinger Grasset Strasbourg Julia Spadaccini Gmail Vivaqua Norge Agricovert Cajarc Momox Citroën C3 Rue Verhaeren Delhaize Des idées à la Pelle Avenue Louis Bertrand Smart Joelle Y Actiris Albert Camus La Tricoterie Xavier C Dominique S Benoît V Frédérique L Stéphanie Van V Le Décameron Robert Pinget Cie du Simorgh Samuel Beckett Michel de Ghelderode B-Post Le Boson Valériane de M Rue Jacques Rayé Christophe H Cour Intérieure Thierry Beinstingel Samira Sedira Youtube
#7/40 Chaque visage un trait
jeune visage urgent parsemé de poils blonds fougueux tout droit échappés d’une chevelure aventureuse où des yeux inquiets scrutent une camionnette mal garée I bonnet fatigué sur sourcils déprimés sur nez enrhumé sur barbe désenchantée envahie par vapoteuse en fumée I fébrilité anguleuse à chaque parole ou recoin de la peau comme un carrefour émacié à l’heure de pointe I clone arrondi de Simon Liberati aux joues bedonnantes avec cernes alanguies vers le néant de l’arrêt de bus I
#6/40 Personne d’autre que moi
L’homme qui tape sur son clavier qui parle comme une machine devant d’autres machines n’a pas pu remarquer qu’elle ne comprend rien aux machines avec des écrans et des claviers et des câbles partout parce que ne lui vient pas à l’esprit que quand on est dans sa 87ème année on n’est pas nécessairement au faîte des machines et des claviers et des lecteurs de carte et des codes à retenir et à encoder. Une machine ne remarque pas. Moi je la regardais perdue dans sa mort en vue.
#5/40 Ciel du lundi
Bleu à 8h12 tu ricoches sur le blanc du mur d’en face et tu lis avec moi La Maison des feuilles. Bleu à 10h08 tu emplis l’espace entre les maisons et tu contre-jour avec moi une mésange affamée. Bleu à 12h25 tu inondes le roulis du quartier et tu colores avec moi les traînées d’avions. Bleu à 14h51 tu n’abandonnes aucun recoin et tu écoutes avec moi les chamailleries des oiseaux. Bleu à 16h14 tu résistes au soir qui piaffe et tu dédicaces avec moi une journée exemplaire.
#4/40 Phrase de réveil
encore là putain de douleur, première phrase pour embarras récurrent, a lancé toutes les autres sous le silence de la couette : et ça va durer toute la journée et tu t’en doutais et tu aurais dû faire attention et ça va jamais s’améliorer et tu sais ce qu’il faudrait faire pour calmer atténuer adoucir soulager et rappelle-toi et tu sais bien et sois vigilant et aie de la volonté et c’est pas comme si c’était la première et fais-toi un café ça changera rien et il aurait fallu
#3/40 il aurait fallu
Il aurait été moins chamboulant, plus apaisant de… il aurait fallu en somme avoir évacué bien avant, avec l’aide de quelqu’un, oui pourquoi pas l’aide de quelqu’un, cet amas de pensées, d’immondices craintes qui n’attendent que de surgir, resurgir en somme, en abondance sans crier gare… il aurait été moins cruel, plus adéquat pour soi de ne pas s’entendre penser à ce qu’il aurait mieux valu ne pas entendre… continuer en somme à manger la bouche sourde et l’oreille éméchée.
#2/40 Si loin, si loin
ou c’était manger puis appeler puis ranger puis nettoyer ou d’abord appeler puis se doucher ou se doucher avant de manger et ranger ou c’était s’étirer et respirer avant de manger puis se doucher et partir ou c’était répondre et écrire après ranger mais avant s’étirer et respirer puis appeler puis nettoyer et ou manger et partir ou c’était avant-hier ou semaine passée ou même pas tout ça avant après ou même pas moi ou même nulle part ou jamais ou zut tout m’évapore loin pfff
#1/40 l’imprévu
L’imprévu est entré en début de répétition en même temps que le dernier comédien faisait son apparition. Accompagné d’un jeune inconnu, t-shirt ensanglanté, crâne ouvert, sans chaussures, demandant assistance, balbutiant qu’il venait d’être agressé par deux hommes armés. Attendu un temps certain l’arrivée de la police et de l’ambulance. Saisissante intrusion du réel sur une scène de théâtre alors que nous répétons un texte qui parle de confusion entre réel et fiction.
#06 avec impact et non ponctué qui nous embarque. On visualise tout à fait cette scène. Merci
Merci Nolwenn. L’absence de ponctuation est une énergie que j’affectionne.
je me suis levée trop tard aujourd’hui pour les mots, je reviendrai demain. Ou un autre jour. Mais je reviendrai.
J’aime la journée en compagnie de Bleu, quelle belle idée. Et le justesse de votre regard à 6/40. Merci.
Merci pour la lecture bleue
Beaux fragments. L’irruption de la violence du réel sur la scène m’avait déjà saisie dans le carnet collectif, le texte me fait la même impression à le relire aujourd’hui.
Merci Laure! J’y repense chaque fois que je reviens sur cette scène désormais.
Et bien j’aime bien tout de cet univers là, et ce ciel tutoyé, et cette phrase du matin. Lecture très captivante. Merci Claude.
« jeune visage urgent ».. « bonnet fatigué sur sourcils.. » un régal
Grand plaisir à lire, beaucoup aimé les mots bleus.
oui ne le méritent pas toutes ces miettes et peuvent faire mal – et puis cette belle conclusion
Bien jeté Claude le « sous la grisaille la page »…
J’ai évité le pavé (là que les 480 signes aident)
Merci Claude de ce choix ce matin (#18), il fait écho, je me demande si ce soir l’ensemble ne sera pas ce grand écho, je veux dire long écho, de ceux qui résonnent et résonnent et résonnent, et n’en finissent pas de se faire entendre.
Nous sommes l’écho les uns des autres. Ça qui est passionnant.
pour le rêve regarde (si tu veux bien) la recopie du jour par Stéphanie Lannoye – inspirant aussi (quant à Fernando…) (merci de le rappeler à notre amitié)