Carnaval

Nous sommes tout un groupe, trente-neuf exactement. Trente-neuf à respirer ensemble dans la pièce sous les toits qui sert d’atelier à F. Une fois par semaine, le vendredi, nous nous retrouvons sur des moquettes rases qu’on arpente pieds nus, sous la charpente en forme de cocon. On n’entend plus le bruit du monde quand on est perché tout là-haut. F. nous pousse à l’expérimentation : on peut crier, se rouler par terre, souffler jusqu’à la plainte, marcher à quatre pattes, faire semblant de rire. On teste notre verticalité. C’est de la matière pour après. De la matière pour construire le corps du masque et le rendre vivant. A chacun son reflet, qui s’anime dans les saccades des trouvailles. A partir du moule de son masque, L. a construit une sorte d’échassier à l’air interloqué avec un long bec qui cherche à vous fouiller le cerveau. Mais son regard est vide et ses longues jambes se calent trop souvent dans la marche des autres. Quand elle le manipule, ses colliers de toc jaunes tintent et s’entrechoquent. Elle n’a pas quitté son sac à main qui lui bat les cuisses. Derrière elle, le museau chafouin de S. la suit de près, genre de fennec ou de chacal rusé qui attend son heure. Son corps est décalé, comme prêt à bondir à la moindre occasion, se jeter sur le premier faux pas pour déchiqueter quiconque mènera la danse à sa place. C’est une impulsion cachée, une tension menaçante à peine perceptible qui transpire dans chacun de ses gestes. Le regard un peu trouble qu’elle laisse divaguer essaie de donner le change sans y parvenir tout à fait. Le cortège des chattes vient ensuite. Elles sont quelques unes, félines et ronronnantes, à avoir capturé la douceur dans leurs traits, l’avoir accentuée, l’arborer fièrement. Elles ont des voix graves et tranquilles, prennent toujours le temps de réfléchir avant de faire don de la moindre parole. Leur vacarme intérieur, on ne peut pas l’entendre. Elles se déplacent en cercle, doucement, suivant un circuit qui ne varie jamais, métronome, rythmé et quasiment valsé. De la beauté avant tout et du calme, surtout. O. est le seul homme. Il travaille patiemment son image. Il est resté attablé plus longtemps que les autres à coller plumes et mousse, à faire et redéfaire, pousser la minutie jusqu’au point culminant. Il explore et revient, ne se lance dans la danse que lorsqu’il peut être sûr de n’avoir rien laissé au hasard. Mais une fois dans le mouvement, il va profond. Sous le masque du singe, il peut tout se permettre, quitte à finir en larmes, l’émotion exposée. On sent le respect qui l’entoure pour cette capacité à donner sans perdre de ses forces. La plus jeune, D., à peine vingt et un ans se laisse remorquer, à la traîne. Elle tient à la main le corps minuscule de sa marionnette à tête de musaraigne. Énorme, la tête, sur ce corps presque nié. D. marche l’air absent, comme tirée en avant par le flux des autres. Son jogging trop grand lui baille sur les fesses. Le torse de chiffon qu’elle serre entre ses doigts se défait peu à peu, laissant entrevoir les bâtons noueux qu’elle a collés en croix pour figurer les bras. Petit à petit, ses épaules retombent et la musaraigne finit par pendre, sans vie et tête en bas. Au milieu de la ronde, il y a celles qui disent des textes écrits ou improvisés, qui ponctuent de sonore la scansion silencieuse. Je suis de celles-là. Mon masque m’accompagne. Je n’ai pas réussi à effacer les traces de celles juste avant moi alors je les ai ensevelies sous des tonnes de couleurs criardes et épaisses, parées de plumes et de longs tissus pour figurer un corps inexistant qui s’amorce du cou et tombe jusqu’aux pieds. C’est ma cachette : je suis le paon. Je crie fort et offre, en guise de pioche, l’arc en ciel qui m’habite. C’est le grand déballage. Choisissez là-dedans ce qui peut convenir. Au-delà, plus rien qui vaille la peine d’être vu. Autour de moi, en écho, d’autres manient les mots. A. le fait sans aucun artifice : son masque est son visage. A peine un peu plus figé qu’à l’ordinaire. La lueur pétillante de ses yeux bleus acier qui mangent tout l’espace sous ses grosses lunettes, à peine plus éteinte. C. et ses reflets roux dans ses cheveux qui brillent, est devenue tigresse à son grand désarroi, elle qui se voyait plus câline que fauve. Ça se dispute en elle et sa danse vacille. Elle hésite d’un pied à l’autre. Il faut choisir un camp ou alors composer. Et puis, il y a G. Sur son masque, un paysage sans faille : un arbre, une maison, les nuages et les fleurs. Une cheminée fume, parfaitement centrée sur le toit qui pointe. Les tuiles sont rouges et les fenêtres bien symétriques, ornées de volets verts. Une porte au milieu. Elle est fermée. Les arbres ressemblent à des arbres et les nuages à des nuages. La danse de G. dans le cercle qui tourne est précise, répétitive et sans heurt au point qu’on ne la remarque presque pas. Elle entoure, englobe et délimite. Elle ne fait pas rupture, ne relie rien non plus. Elle joue à dessiner une ligne invisible et faire prisonniers tous ceux qui sont derrière. Elle les tient sans qu’ils sachent. Autour de son visage, un liseré dodu figurant sans nul doute le cadre du tableau. Ou peut-être un serpent qui se mordrait la queue. F. est à l’orchestre, assise en tailleur sur le sol, elle sautille quand même. Regard d’aigle acéré et bouche souriante, elle observe la troupe et attend qu’elle s’épuise ou qu’elle rentre en transe. La pièce devient moite des cris et des odeurs, on la dirait plus sombre et la chaleur augmente. Nos voix s’étiolent enfin et nos pas s’alourdissent. Le rythme ralentit et petit à petit, la ménagerie dense se laisse tomber par terre, emmêlant poils et plumes et carrés de chiffons. Nos souffles saccadés montent jusqu’au plafond. Nos corps, en vaguelettes, se tendent et se relâchent, jouant avec les ombres. Finalement, la mer s’apaise mais nous restons à terre, attentifs, concentrés, les yeux tournés vers F. .Peut-être jamais plus ensemble que maintenant.

A propos de Stéphanie Rieu

J'ai 44 ans et à ma grande stupéfaction, je vis en Lozère depuis maintenant quinze ans. J'ai souvent pris des trains en marche pour le plaisir de l'aventure ce qui m'a permis de pratiquer différents métiers tout aussi passionnants les uns que les autres et toujours en lien avec l'humain. Il y a quelques années, je me suis formée à la biographie familiale avant de réaliser que c'était sur ma propre matière que j'avais envie de travailler. J'ai donc intégré "Les Ateliers du Déluge", où, avec d'autres compagnes d'écriture, nous formons un ensemble insolite, disparate, joyeux et déluré, ne reculant devant aucun défi, ni prise de risque (y compris celui de s'inscrire sur les ateliers en ligne du Tiers-Livre !). Aujourd'hui, j'essaie de prêter une oreille attentive à ce qui m'anime : écrire, cuisiner, lire, accueillir, jardiner afin d'oser aller à ma rencontre. Malgré les efforts incessants que je déploie pour essayer de réfléchir sérieusement à mon avenir, je ne sais toujours pas ce que je voudrais faire quand je serai grande.