Les bottes de foin cylindriques dans les champs simplifient l’été, du moins en apparence. Leur rotondité compacte, de haute densité, se dissémine, placide et débonnaire, réconfortante, stable. Parsemés sur les champs fauchés, des cheveux de foin mis en chignons mellifluents. Un pesant amarrage du cycle fertile terrien dont ils témoignent, évidents et réservés, toujours un peu en retrait. On les voit de la route ou de l’autoroute, parfois enrubannés de couleurs tendres, rose bonbon ou vert amande, berlingots emplastifiés, brillants, bornes claires tendues dans leur silence, leur infinie tranquillité. En contraste avec la fébrilité vacancière, festivalière des humains, des urbains. Plots insolites, agricoles, paisibles, pas disparus tant qu’il y aura besoin de fourrage pour les animaux d’élevage bovin et ovin, tant que l’on verra vaches ou brebis clairsemées comme ces bottes dans les champs. Pour les désigner, on dit « bottes » ou « balles » quand ces naïves gardiennes du paysage sont empilées sous plastique. Amers existentiels d’élan intime, présence amicale, résorbant le quant-à-soi et l’incertitude dans leur disque de compression de brins. Une plénitude dorée ou cuivrée selon le taux d’humidité, prise dans le filet d’activité bienfaisante, structurante. Une œuvre de design agricole, d’utilité visuelle publique, rassurante comme une association de monades campagnardes, « sans porte ni fenêtre » mais en liaison avec les oiseaux qui viennent s’y poser, avec les serpents qui les contournent. Des « monts analogues » au milieu des éteules. En attente de pleine lune, d’inondation lactescente, de recueillement nocturne au sein de la communauté des rouleaux de foin, de leurs sillons concentriques. Quand apparaît leur figure tutélaire, leur déité, la luminescence lactée de derrière la crête montagneuse, c’est l’extase des rouleaux de foin. Le Boléro de Ravel chorégraphié par Béjart avec l’astre Sylvie Guillem entourée par le cercle de ferveur des danseurs. L’équivalent d’une éclipse de soleil pour les Incas. Un événement dans l’été. La grande nuit estivale des rouleaux de foin sélénites en danse mystique sur le champ. Fils de miel d’une araignée nocturne reliant les rouleaux à leur modèle astral en version identificatoire. Apparition fantomatique et rassérénante du globe, les rouleaux comme des spectateurs au cinéma, face à l’écran de leur nuit d’opale, avec, en bruit de fond, les crapauds très sonores et par moment, par-delà la trame des grillons, le braiement lointain d’un mulet esseulé.
Combien de résidus d’images enfouies, passés inaperçus, en compression dans une botte de paille ? Les derniers en date, ce sont les rubans échevelés d’herbe moissonnée striant le champ avant le passage de la presse. L’herbe fauchée, encore libre, avant sa mise en rouleaux, avant sa métamorphose contemplative. Cousine d’altitude, plus rustique que les chenilles de lavande s’étendant plus bas, dodelues provençales hérissées de sècheresse mauve, indifférentes au charme lunaire. Dans chaque brindille roulée visitée en pensée, un peu de soleil et de pluie, une photo en macro, un portrait de coccinelle acrobate, alpiniste, une danseuse photographiée sur un train touristique parmi des artistes de rue sur des échasses, conversant avec eux, quasiment à leur hauteur. Une étape -historique car lacustre- du Tour de France à la Voile qui sera suivie avec un détachement certain par les rouleaux de foin alentour, un rouleau de foin concurrent sur un des bateaux, une projection onirique, dérisoire, mais tout n’est-il pas permis ici ? Fendre les flots plutôt que battre la campagne, pourquoi ne pas surimposer les deux dans un brin d’herbe échappé d’un rouleau que le vent emporterait au pied d’un mât, et qui se coincerait dans une poulie, une pièce d’accastillage quelconque, sur l’un des voiliers, à quai devant la capitainerie et qui assisterait aux premières loges, in media res, à la course qui va débuter, course pour laquelle les journalistes et les photographes accrédités déjà se pressent afin de monter dans le zodiac qui leur est dédié pour se poster au large d’une bouée, non loin du bateau à moteur du comité de course, et retenir du passage clé, du virement de bord stratégique, l’image qui permettra aux attachées de presse de gloser à la conférence du soir et à la PQR de fixer dans l’éphémère ce qu’elle en aura déformé.
Pas d’étape nocturne hélas sur le lac, le vent thermique ne soufflant que l’après-midi, la navigation ne se prêtant qu’au spectacle diurne. Les rouleaux de foin auraient préféré admirer les passages de bouée en hommage à leur astre comme une cérémonie festive en son honneur, mais les humains préfèrent en général l’éclat solaire. La nuit de dignité sélénite empreinte de discrétion appartient aux rouleaux de foin de bonne composition, ignorant l’intransigeance.
Le titre me faisait penser à la conquête de la Lune chez Méliès, votre proposition emmène encore ailleurs, retour sur Terre et ses détails campagnards, presque mystiques par endroits avec cette évocation du Boléro, les répétitions de rythme comme une invocation pour admirer « une plénitude dorée ou cuivrée selon le taux d’humidité »…
J’aime le détachement certain des rouleaux de foin (comme le détachement certain parfois des bêtes à qui le foin est distribué) et les résidus d’images enfouies dans la botte de paille (ça peut faire beaucoup) ainsi que le clin d’œil à Queneau. Merci !