ce qui se passe c’est que j’aime bien aller au café (le matin pour le café – un café – un des cafés) ensuite pour du vin (blanc) (agrémenté de sirop de cassis) (rien d’autre, non, jamais) (ou alors rarement : une mauresque quand c’est l’été) (mais c’est rare) (pas que ce soit l’été, entendons-nous bien : j’aime l’été mais je n’aime pas la chaleur – c’est compliqué hein) – il y a là souvent l’accordeur de piano, un grand type plutôt sympathique à qui j’ai acheté pour remplacer le brûlé un autre instrument, un Petrov je crois bien, quelque chose dans le genre – noir – un grand piano noir (ça va tout de suite vers Barbara et vers Annie Duperrey) – et aussi cette vieille femme, toujours un fichu de laine sur le crâne, des boucles d’oreilles près du cou, longues argentées, en pantalon et pull laineux dans les pastels, elle boit du café, elle joue aux courses (ça pourrait tout aussi bien se passer dans les souks de Tunis, mais elle n’est pas de ce continent-là) – je ne la connais ni ne veux la connaître, elle est là et regarde le monde passer – je pense à ma grand mère qui manquait parfois sa teinture et se trouvait munie alors d’un cheveu mauve allant au bleu mais elle ne jurait pas – son prénom était Louise – l’accordeur est parti – l’autre là a des yeux d’eau dans les verts, elle sourit et dispose d’un accent, l’âme slave, lettone certainement, ou quelque chose de ces endroits improbables, Riga quelque chose, plein nord plein est – l’enclave, les pays et la mer enfermée – les ferrys à destination d’Oslo ou d’ailleurs – le froid qui l’enserre – chauffeure de taxi, de voitures de place, une grande berline noire glisse sur le boulevard entre la gare et le consulat – quelque chose comme ça : secrétaire d’un propriétaire il vit seul dans un trois cents mètres carrés rue de Rivoli deux cents huit là où vécut Tolstoï un moment, anglais ou quelque chose, roux bientôt le siècle, fumeur de cigares buveur de whisky, veste de tweed et regard bleu – un moment comptable d’une maison de production de films x, un type connu je crois bien, elle l’aimait bien mais il était complètement cinglé – bien d’autres emplois, d’autres gens, d’autres lieux – quand elle était jeune, les garçons valsaient (ça lui fait quel âge, là, à la vieille ? me demanda un jour le garçon – un asiatique, prénom François, vingt cinq balais, chemise blanche sous pull en cachemire noir – j’ai souri) – elle ne lit pas le journal mais compose quelque chose, sa grille de loto sportif – totocalcio, quelque chose de ce genre sans doute – les bourrins ou les footeux – je n’aime guère cette vulgarité – je veux dire du vocabulaire – d’autant qu’elle ne s’accorde pas avec cette dame – sous son fichu de laine pastel elle dissimule une calvitie due au crabe qu’elle a vaincu – plus ou moins, ces trucs-là sont rémanents, les médecins ne le disent pas, mais n’ont pas pu le lui cacher tout au moins : les médecins, elle ne les aime pas – mais enfin elle joue, on n’y peut rien – le sucre dans le café, la petite cuillère que je regarde, elle brille, lance des éclats de rire et de joie, dehors le vent (si par hasard – non, seulement les fâcheux) et le soleil parfois en été – je préfère l’été, et elle, elle se couvre, c’est le froid : quand on vieillit on devient frileux ou alors le froid nous indiffère – on vieillit tu comprends, un type s’est installé devant le comptoir a commandé un demi (vous je ne sais pas, mais moi les buveurs de bière me sont antipathiques – à tout prendre, je crois bien que le monde entier me l’est) (à certains moments du moins) (surtout le matin) (je vais me faire des amis), le type a à la main une dizaine de cartons aux couleurs criardes, la vieille dame, assise compose sa grille en disant « François tu m’en redonnes un s’il te plaît ? avec un verre d’eau… Merci… », quelle heure est-il ? dix heures peut-être ? elle a mis ses lunettes, elle les porte en sautoir (c’est comme ça qu’on dit ? je ne sais plus, je ne me souviens plus des lunettes de ma grand-mère, de mes grands-mères, non), elle regarde la suite des programmes de télévision sur le quotidien (le genre de suppôt du pouvoir qui donne envie de le jeter à la poubelle) – le type porte un caban, un bonnet, des lunettes de vue en titane, des pantalons de velours et des chaussures de professeur, il rit tout en grattant ses cartons, une jeune femme s’est installée avec un ordinateur au bout du bar, elle a commandé un café au lait (ça ne se dit pas, non mais enfin, c’est ce que c’est donc autant le dire), la vieille dame fixe les yeux sur le dehors et se souvient de sa jeunesse, voit passer devant l’église sa mère calicot blanc jupe de couleurs elle rit aux éclats – était-ce bien elle, ou était-ce elle-même ? – elle fume une cigarette, le type qui est avec elle (sans doute son amant son mari son époux son conjoint, enfin quelqu’un des siens) rit aussi, un ami un compagnon, brun, grand, beau, des lunettes de soleil, lui aussi fume une cigarette, ils vont à la plage, les couleurs vives et vivantes des habits des gens, le vent léger frais doux et encore et encore la jetée et les vagues – « pour tout bagage ils ont vingt ans » – elle mélange le sucre dans le café, se saisit du verre d’eau, le journal, la grille, le stylo sur la table petite et ronde, le type rit et prend son téléphone et une image d’un ticket gagnant « je les prends toujours en photo », dit-il au garçon qui sert un autre demi, d’autres gens, d’autres encore, la jeune fille à l’ordinateur rit seule avec son casque minuscules aux oreilles, le monde, un type en gris sort, c’est moi – si je suis en gris, c’est que je vais travailler – la vieille femme assise boit lentement son café, une de ses amies va arriver, elle se souvient de son pays – son pays ? ce n’est plus son pays, c’est loin, au loin, là-bas, loin les serfs, ses aïeux et le travail des champs immenses, les filles en fichus qui rient les hommes qui boivent les moissons, la fin de l’été elle ne se souvient pas, non, mais c’est là – son pays – elle regarde passer et le monde et la vie, repense à ce type brun beau grand qu’elle a aimé oublié laissé, ou alors était-ce lui ? – elle repose la tasse, boit le reste d’eau – plus tard, elle ira faire ses courses, elle vit dans l’alentour, un accent aux lèvres un sourire, peut-être boite-t-elle un peu, les hanches, les muscles, les regards perdus – vert d’eau – les cheveux pris dans un bonnet de laine bleu, légèrement fardée aux lèvres, du rouge – elle sourit – elle s’en va
Epoustouflée… Quelle verve, quel rythme, quelle écriture ! Rien d’autre à dire que j’étais dans le troquet et que je les connais tous, tes personnages. Et du coup, j’ai relu Jérémie Tholomé et découvert tes petites cuillères… à café…
j’ai glissé dans le texte, d’un personnage à l’autre… facilement (alors que souvent quand c’est long, j’ai du mal sur l’écran, d’autant que la police de caractère ne me plaît pas énormément) et du coup c’était bien, j’étais là avec vous ou avec le narrateur à développer toutes ces pensées alors que la vie du café se déroulait, indifférente au discours intérieur et aux mots posés là…
Tout ce que j’aime, merci Piero. Vivement l’été pour boire une mauresque en terrasse 😉