Le dernier fourgon a tourné à l’angle de la rue vide. Certains hommes n’ont pas tardé à décapsuler les bières. Il n’entend pas les hommes qui l’appellent ; Tu cherches quelque chose ? Viens prendre l’apéro, sois pas timide ! Ils se sont rapprochés devant la porte d’entrée de l’algeco. Ils lui tournent presque le dos. Il n’entend pas les rires qui fusent entre le tintement des bouteilles. Il doit faire plus de quarante degrés à l’intérieur. Alors qu’ils continuent à étancher leur soif, le jeune garçon sent le besoin de toucher la feuille plastique qu’il cache dans la poche intérieure de sa veste de jogging. Ses doigts sont moites. Ils collent à la fiche. C’est sa convention de stage. Dans le cadre du bac pro logistique, les étudiants sont amenés à réaliser des stages en entreprise pour mieux appréhender la réalité du terrain, c’est pourquoi je me permets de vous contacter pour vous faire part de ma motivation. Il se répète la phrase en boucle, ça le rassure. C’est la première phrase de la convention de stage. Il la connaît par cœur. La prof lui a demandé de la recopier à la main et sans erreur au début de sa lettre de motivation. Il a recommencé peut-être dix fois. Juste pour celle-là. C’est la plus belle du paquet. La plus appliquée. Quand il a fait la tournée des popotes comme dit le père, il a choisi quelle lettre il présenterait. Pour IKEA, il n’a jamais trop su ; il a fini par mettre celle avec les traits au crayon de bois pas complètement gommés pour montrer que, quand même, il s’est efforcé. Le cariste, un copain du père, comme il ne le sentait pas, il a mis celle sans le numéro de téléphone avec deux r au lieu d’un dans l’adresse mail, pour être bien sûr d’une absence de réponse. Il jette un coup d’œil à l’intérieur. Toute l’équipe fluo est regroupée autour d’une palette. C’est plutôt la bonne ambiance. Il se dit qu’il faut y aller maintenant, qu’ils vont finir par partir. Il prend son courage à deux mains. Il aurait préféré qu’ils ne soient pas si nombreux. La foule, c’est pas son truc. Comment savoir qui est le chef ? Qui regarder ? Qui saluer en premier ? Il ne sait pas que ça parle depuis tout à l’heure. Certains croient l’avoir reconnu. Faut dire que des roux comme lui, ça se remarque. Il passe le portique en baissant la tête, coupe la musique, reste concentré sur ses pieds, retire le casque, enroule le fil et le glisse dans sa poche arrière. Une réinterprétation de l’escargot rentrant dans sa coquille. Une manière d’avancer sans se brusquer, de contrôler ses gestes et de calmer sa peur. De l’intérieur de l’algeco, on entend une voix d’homme gueuler pas trop tôt ! Le garçon décide de sortir la pochette plastique embuée sous ses doigts moites. A quelques mètres du cercle que forment les hommes, il murmure un bonjour en tendant sa lettre vers le premier homme sur sa droite. Il croit avoir reconnu Michel, celui dont son père lui a parlé, un bonhomme franc et rieur – une bonne patte. Michel sourit de son sourire entier. Du doigt, il désigne la fenêtre de l’algéco et se souvient :
-La dernière fois que je t’ai vu, tu devais pas être plus haut que la fenêtre. Va donc voir à l’intérieur, y’a le chef qui est là.
-Merci.
-Pas de quoi. Ça te fait quel âge maintenant ?
-Je vais sur mes quatorze ans.
-Ça me rajeunit pas.
Ce que Michel ne dit pas, c’est que la première fois qu’il l’avait vu, c’était au même endroit. Le père l’avait amené à la déchetterie pour le présenter aux collègues. Ils avaient trinqué à la vie, à l’enfant, aux femmes, à la chance, au garage dont le portail venait d’être posé chez un autre, aux deux ans de fiançailles d’un autre, aux 15 ans de boîte d’un autre, aux 6 ans de boîte de la semaine dernière d’un autre. L’algéco n’était pas encore témoin de ces scènes de liesse. Une baraque faite de vieilles poutres, de planches ajourées et d’objet de récup’ faisait office d’accueil. On se pelait le jonc l’hiver et on ventilait tant qu’on pouvait tout l’été.
Le jeune garçon s’avance et frappe à la porte entrouverte. Derrière la vitre, Marco, le responsable du site, fait mine de ne rien entendre -un chef c’est toujours occupé. Il compte : deux tonnes d’aluminium, cent cinquante kilogrammes d’étain, la ferraille ; six cent quatre vingts kilos… Il va falloir appeler le transporteur. L’homme n’a pas relevé la tête, comme le garçon ne sait pas s’il a été entendu, il se racle la gorge pour signaler sa présence et enchaîne en balbutiant :
-Bonjour, je cherche un stage, je passe mon bac pro logistique.
-Bonjour.
Un long silence envahit l’espace, peuple le bureau et occupe leurs esprits.
-Je suis venu vous déposer mon CV et ma lettre de motivation. On m’a dit que vous preniez en stage.
L’homme lève les yeux au ciel.
-Je ne sais pas qui t’a dit ça.
-C’est mon père, il travaille ici.
L’homme se redresse. Il ajuste ses lunettes de presbyte sur son nez.
-Ton père ?
-Oui, je suis le fils de Jacques.
-Ah. Il est au courant ton père ?
-Non, j’ai rien dit. Il est parti en vacances avec ma mère. Je lui dirais au retour.
-Qu’est-ce que t’espère en venant bosser ici ?
Le garçon ne s’attendait pas à cette question. Les professeurs n’avaient jamais proposé une question pareille. Ils avaient dit : Pourquoi je vous prendrais vous et pas quelqu’un d’autre ? Ils avaient dit : Pourquoi vous avez choisi de faire un stage chez nous ? Ils avaient dit : quelles sont vos passions dans la vie ? Il a cherché une réponse qui fasse bien. Faire bien n’a jamais été son fort. Il s’arrête de réfléchir dans sa tête et parle avec son ventre à présent.
-Je voudrais montrer à mon père que je suis capable. Il dit que je suis incapable. Que je tiendrais pas à la déchetterie.
Comme au cinéma…
Merci Danielle !
J’aime bien ce jeune qui croyait connaître les questions qu’on lui poserait et qui imrovise, comment il évalue à qui parler en premier. Récit qui avance bien.