Porte de la chambre des enfants vue du dedans. Je suis couchée dans le lit. La porte est à l’opposé dans la diagonale de la pièce, presque angle gauche du mur. Quand il est l’heure dormir, je fixe le rai de lumière à la limite du parquet – un beau parquet en chêne, presque trop beau pour une maison aussi modeste. Une porte large et rassurante. Peinture pastel, jaune pâle ou grise, j’ai oublié. En revanche suis capable de reconnaître le bruit de sa poignée en métal qui tourne dans sa cavité entre tous les bruits de la nuit.
Porte de la chambre des parents. Même taille, même fabrique, même poignée qui produit pourtant un bruit différent. Plus grave plus métallique. Elle ouvre sur un palier de deux mètres carrés au sol en lino — de piètre qualité le lino –, remplacé une première fois par une chute de moquette bleue lors d’une rénovation de la maison, une seconde fois bien plus tard par un plancher blanc et propre après la mort du père. Je l’apercevais souvent dans l’entrebâillement, écrivant à genoux près du lit quelque chose dans son agenda. Quelque chose de secret, une sensation de défendu.
Porte de la petite toilette. Ou plutôt battant sans butée flottant du dehors au dedans. À le manipuler, ce souffle caractéristique allant ralentissant à l’approche du chambranle. Rien qu’une poignée pareille à celle d’un couvercle de casserole mais fixée en vertical. Contrairement aux précédentes, elle ne risque pas de claquer à cause des courants d’air.
Porte de la salle à manger. Supprimée dans les années 90. Elle était devenue gênante après avoir servi pendant deux ou trois décennies à diviser l’espace pour la location estivale (la moitié de la maison était en effet investie par des touristes qui payaient bien pour une quinzaine à la mer). Cette porte avait une partie vitrée toute brouillée. On ne pouvait pas voir grand-chose, juste un peu les ombres à travers. Les lumières aussi. On entendait les voix. Comment fermait-elle ? À clé sans doute, ou alors juste un verrou d’un côté. Pas de souvenir.
Porte du grenier accessible par un long escalier extérieur. La clé est pendue dans la cuisine — ne pas oublier de la prendre avant de monter. Porte désormais en matière plastique solide et blanche avec un volet amovible. Toujours dure à ouvrir avec cette poignée qui se relève, on ne sait jamais si ça a fonctionné ou non.
Porte de la cuisine, la plus importante de toutes. C’est par elle qu’on entre et sort depuis soixante-dix ans de préférence à la porte de la salle à manger qui donne directement sur la rue. La plus privée. La plus familière. Elle ouvre sur un escalier de sept marches qui descend au jardin et permet de rejoindre la buanderie dont une partie a été aménagée en salle de bains, un lieu indispensable aux maisons modernes. Tout ça un peu bricolé mais ayant le mérite d’exister. Avant à cet endroit il y avait la lessiveuse. Il fallait l’alimenter en bois pour faire bouillir le linge. Laver les draps était une épreuve. Draps et aussi bleus de travail de mon père. Elle est vitrée à petits carreaux avec un bout de rideau en fausse dentelle qui permet de voir les gens qui passent sur le chemin derrière.
Peu à peu décrivant ces portes, se redessine l’espace de la maison où je suis née, les odeurs, les bruits attachés aux poignées de porte ou de placard, les remuements de chaise ou de vaisselle, les voix singulières, les silhouettes connues, les vibrations de ce monde ancien au point que des frissons me viennent et aussi des larmes.
merci de nous avoir invités derrière la porte large et rassurante qui méritait bien ses qualificatifs (avec comme un peu partout, l’importance de la cuisine, et son accueil)
heureuse de vous retrouver derrière la porte, chère Brigitte, je ne vous avais pas oubliée…
et la maison non plus… jamais !
eh oui bien sûr, la cuisine, lieu de passage et de convivialité…
Est-ce la maison qui est déchirante ? Est-ce le temps ?
Belle question…
déchirement quoi qu’il en soit, décalage entre le temps écoulé et le temps reculé… et sans doute parce que s’inscrit là le visage de mes morts
merci d’être venu écouter derrière mes portes
Première impression de lecture, comme d’hab, cela vaut ce que cela vaut… Quand on lit paragraphe par paragraphe, je trouve qu’on observe un sens dominant en fonction de la porte. Parfois, la vue, parfois l’ouïe, le toucher. Le visuel et l’ouïe dominent malgré tout. Étonnamment alors qu’elles sont citées à la fin, on ne perçoit jamais les odeurs. On ne sait pas non plus d’où vient le toucher, si on touche avec le pied, avec la main, il y a juste la sensation du corps qui occupe l’espace. Si bien que l’on pourrait se dire que c’est un espace présent, mais que l’on répugne à habiter, la porte repousse, fait frontière, on se dit qu’on aimerait entrer, et on n’a aucune envie d’entrer pourtant dans ce puits sensoriel qui l’environne. On pourrait imaginer à partir de cela, bien des histoires fantastiques… Je me dis, et si tu recommençais et que « le narrateur » était la peau elle-même : qu’est-ce ce que cela pourrait bien donner ?
Merci à toi pour toute cette attention portée sur mes petits paragraphes. Il y a de la distance dans ces approches de portes, distance du temps, distance de la douleur sans doute. D’où cette impression de frontière…
En même temps c’est ta lecture à toi bien sûr…
Ta proposition est passionnante, j’essaierai dès que j’aurais le temps… mais peut être continuer avec la proposition Point virgule… à voir
Merci encore pour ce bel échange !
oui chaque commentaire est un petit caillou lancé au hasard, sans savoir où ça tombe, et parfois oh! un cachalot! 🙂