Elle ne se déplace jamais en voiture, du moins jamais en étant elle-même au volant, elle utilise toujours les transports en commun, la mégapole offre un choix qui rend la possession d’un véhicule inutile, même dans la nation de la Reine Automobile. Pourtant aujourd’hui elle fonce sur l’interstate 278, elle a récupéré le break Volvo devant Fort Hamilton, tout près du Verrazano Bridge qui fait passer les automobilistes du New Jersey à l’État de New York en leur offrant le panorama sur le sud de Manhattan. Elle emprunte la Brooklyn-Queens Expressway, son véritable nom est Gowanus mais aucun panneau ne la mentionne sous ce nom, insuffisamment explicite. Elle chemine vers le nord-est en suivant le contour arrondi de l’estuaire qui dessine en creux les différents arrondissements de la ville. Elle navigue au travers de la toile quadrillée de rues et d’avenues, le territoire de son enfance, de son adolescence et de sa vie d’adulte. De l’autre côté de la Bay et de l’East River, la presqu’île s’adapte au profil détouré de l’arrondissement de Brooklyn, ne se redressant qu’au niveau de Roosevelt Island. Ou peut-être est-ce l’inverse, les arrondissements levantins qui se conforment à la toute-puissance du ventre allongé de Manhattan. Elle dépasse le Battery Tunnel puis le Brooklyn Bridge et son presque jumeau le Manhattan Bridge avant de bifurquer plus à l’intérieur des terres. Elle traverse le quartier de Williamsburg relié à Manhattan par un pont qui porte son nom. Sur la carte, les ponts ressemblent à de minces canules qui s’insèrent dans les chairs congestionnées de Manhattan. Depuis les attentats du 11 septembre, les projets immobiliers de grande hauteur ne cessent d’être proposés, il y aura bientôt autant de tonnes de béton sur terre que de tonnes d’eau dans l’estuaire.
elle a récupéré le break Volvo devant Fort Hamilton, tout près du Verrazano Bridge qui fait passer les automobilistes du New Jersey à l’État de New York en leur offrant le panorama sur le sud de Manhattan
Elle s’arrête à la limite de Williamsburg et Greenpoint, en bas de l’immeuble où elle a vécu avec son ex-mari. Son frère l’attend avec un ami choisi pour sa musculature devant un monticule de valises et de cartons empaquetés à la va-vite. Elle n’a pas le courage de monter jusqu’à l’appartement trier ses dernières possessions, elle se contente d’aider à placer les affaires à l’arrière du break, renonce à emporter les deux tables de nuit — elle n’en aurait besoin que d’une et de toute manière sa nouvelle résidence est tellement grande que les tables en question auraient des allures de mobilier de poupée. Une fois le break chargé au maximum de ses capacités, elle embrasse distraitement son frère et remercie l’ami musculeux. À cet instant elle aimerait que son frère lui propose de la conduire jusqu’à l’Upper West Side mais il a déjà accompli un effort surhumain pour parcourir les trois rues de Greenpoint qui le séparent de l’ancien domicile de sa soeur, il serait bien en peine de l’accompagner plus loin que la jonction avec l’expressway de Long Island. Il la regarde avec une expression douloureuse, il ne comprend pas pourquoi elle a accepté d’habiter cette immense maison dans le nord-ouest de Manhattan. Comme il souffre de quelque dérèglement psychique qui l’empêche de sortir de chez lui plus d’une heure par semaine, il a refusé de venir vivre avec elle, même avec la promesse de lui réserver un étage entier de sa nouvelle demeure. Il habite un studio sur Huron Street, les dimensions de sa prison lui importent peu, il souhaite juste qu’elle reste située dans le quartier le plus au nord de Brooklyn, à distance raisonnable de leur mère, c’est-à-dire ni trop loin ni trop près.
sa nouvelle résidence est tellement grande que les tables en question auraient des allures de mobilier de poupée
Sa mère n’a en apparence aucun avis sur le déménagement. Elle s’en est étonnée, Christine montre cet attachement viscéral à Brooklyn qui caractérise les personnes qui y sont nées ; chaque dimanche elle passait chercher sa fille pour un grand tour du propriétaire qui les menait au bord de l’eau, quelle qu’elle fût. Comment est-il possible que Christine ne laisse pas échapper une remarque acerbe sur les velléités d’embourgeoisement de sa fille ? Elle lui aurait rétorqué que ce mouvement n’était pas le sien mais celui des quartiers, n’est-ce d’ailleurs pas ce qui est en train de se produire à Greenpoint, autrefois plutôt déshérité ? Les pauvres sont rejetés de plus en plus loin en périphérie des villes et ce qui ont encore la tête hors de l’eau s’accrochent à leur bloc d’immeubles ou tentent la translation vers l’ouest à la faveur d’une opportunité. Elle ne regrette pas d’avoir saisi la perche qui lui a été tendue. Elle reprend l’interstate après avoir rectifié le réglage des rétroviseurs. Elle ressent le poids des affaires entassées qui gênent sa vision et donnent l’impression que le vent venu du large déporte la voiture d’ouest en est. Le chargement est déséquilibré mais c’est surtout le poids de son passé qui l’encombre, elle pense à son ex-mari et à cette scène pour ainsi dire finale où il a jeté un cendrier au travers du salon jusqu’à l’atteindre à la tête, un cendrier en verre de Murano octogonal dont les arêtes lui avaient toujours semblé agressives, elle était certaine qu’un jour un accident se produirait, qu’il lui tomberait sur le pied ou lui occasionnerait une coupure à la main. Mais rien d’accidentel dans ce qui s’était produit. Le verre lui avait profondément entaillé le cuir chevelu, des points de suture s’étaient avérés nécessaires, à l’hôpital le médecin-urgentiste n’avait posé aucune question, elle aurait paru aussi incongrue que si elle avait demandé la couleur du fil qu’il comptait employer pour la recoudre. Ses cheveux cachent la cicatrice, elle la touche machinalement puis se raccroche au volant, des véhicules ne cessent de la doubler à vive allure, l’allure des New-Yorkais toujours pressés, certains se rasent dans leur voiture, d’autres chantent, d’autres encore se contentent de serrer leur volant et de percer la route de leurs yeux, ce qu’elle doit faire à son tour, elle arrive sur Ward’s Island et son système de trois ponts qui relient les arrondissements de Queens, Bronx et Manhattan, elle aborde la presqu’île par son quartier de East Harlem, elle s’enfonce dans ce nouveau quadrillage plus aéré que celui de Williamsburg et de Greenpoint, une grille qui évoque les barbecues sur les toits des différents immeubles où elle a vécu mais aussi les cellules de détention où son frère séjournait après s’être acoquiné avec des dealers. C’était toujours elle qui le tirait d’affaire.
un cendrier en verre de Murano octogonal dont les arêtes lui avaient toujours semblé agressives, elle était certaine qu’un jour un accident se produirait, qu’il lui tomberait sur le pied ou lui occasionnerait une coupure à la main. Mais rien d’accidentel dans ce qui s’était produit.
Après la conduite stressante de l’autoroute, elle a le sentiment de flâner dans les rues de Manhattan, plus personne ne la dépasse en prenant avantage d’une double voie et la densité de piétons incite à la prudence. Elle arrive à la 113e Rue sans véritablement s’en rendre compte, dans l’habitacle l’air est moite, sa robe lui colle au corps, elle a des crampes aux pieds, elle a faim. Elle se gare au plus près du 999, un chiffre qui ne correspond en rien à la logique numérale de la rue mais il y a certainement une explication, comme il y a une explication au fait qu’elle, la pauvre gamine de Brooklyn, a hérité de cette immense bâtisse qui se dresse à mi-course dans la rue, plus imposante que les autres bâtiments, pour l’essentiel des brownstones. Elle pense à la devise olympique, « plus vite, plus haut, plus fort », peut-être le mot d’ordre que s’est donné l’architecte en l’édifiant. Mais elle, cela ne lui inspire qu’une angoisse devant le gigantisme de la bâtisse et du travail qui l’attend.
« plus vite, plus haut, plus fort », peut-être le mot d’ordre que s’est donné l’architecte
Je me suis crue dans un film. Energie de la ville. Noms mythiques.
Merci de ce premier commentaire. J’ai rassemblé mes souvenirs de cette ville où je n’ai vécu que quelques mois, il y a une communauté de sensations liées aux grandes conurbations, un sentiment à la fois de choc graphique (les voies de circulations horizontales, les buildings verticaux…) et de désarroi devant la destruction systématique des milieux naturels induite par l’urbanisation. L’intrigue du roman se déroule en 2010, si je le rédigeais en partant d’aujourd’hui, il y aurait encore plus à commenter sur la pousse vertigineuse des bâtiments de grande hauteur qui modifient la skyline de New York. Et cette jungle, à explorer, de « noms mythiques » qui résonnent aux oreilles de beaucoup de citoyens du Monde, même s’ils n’ont jamais mis les pieds à New York.
J’ai été embarquée immédiatement, ambiance, détails vifs comme les arêtes de ce cendrier… tout un univers que j’ai envie de suivre…
Merci de cette envie de me suivre. Cet extrait fera partie de mon roman en cours de rédaction dont le personnage principal (chut ! François nous interdit de prononcer son nom, je me plie à la règle, avec tout de même une espièglerie dans le titre) passe de ses difficultés existentielles vécues à Brooklyn aux fastes de Manhattan. Celle-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom se trouve être une écrivaine dont le flot créatif va s’interrompre alors qu’elle traverse l’East River, mais elle n’en a pas encore conscience. Un retour en arrière est-il possible ?
Je vais te suivre, évidemment !