#versuneécopoétique #02 | Égarement

Dès que le soleil commence à réchauffer les murs des villages alentour, il n’est pas difficile de constater la multiplication, quel que soit le nom qu’ils empruntent, de marchés aux puces, brocantes ou vide-greniers. Un étal de deux ou trois mètres sur des tréteaux, une table de camping chancelante, l’arrière d’une voiture avec le hayon levé, une couverture ou une bâche en plastique étalée au sol, quelques caisses ou cartons, rien de bien difficile à réaliser. Les plus expérimentés se munissent de parasols ou de grands auvents afin de protéger leur éventaire des vicissitudes météorologiques. Ensuite, il suffit de se tenir derrière son stand et d’attendre. Attendre une main envieuse qui attrape, triture, soupèse, ausculte avec attention, interroge: «c’est combien?», repose avec un air déçu en entendant la réponse, puis va un peu plus loin recommencer le même manège, comme ça, pour rien, pour le plaisir, parce que ç’est le jeu. Dans ce fatras d’objets, des mains en braille tâtent des vies en palimpsestes.

C’est à peine si je relève la tête, lorsque je déambule dans les travées informes d’une brocante ou d’un vide-grenier. À peine si je sais où je suis, où j’avance, à pas de fourmi comme on disait lorsqu’on était enfant dans un jeu dont j’ai oublié le nom. Mais j’essaie de passer dans toutes les allées et de ne rien rater. Je vais à la rencontre de surprises, de souvenirs, d’inconnu. J’arpente une géographie obscure, crevassée de plis incertains où sentir filtrer un peu d’air.

On trouve de tout sur ces étals: entre la vaisselle ébréchée, les verres en cristal , les outils tous plus rouillés les uns que les autres, des vêtements d’un autre âge, des chaussures tellement éculées que l’on imagine bien qu’elles ne vont pas trouver preneur et se retrouveront en fin de journée chez leur propriétaire, des tableaux, — j’en ai vu un récemment percé d’un coup de poing sans doute ou d’un coup de coude malencontreux — des jouets, des livres, des tonnes de livres avec presque les mêmes titres, de petits meubles, des articles de chasse ou pêche, des tissus, enfin des tonnes de choses sur lesquelles, si elles étaient chez soi, on ne jetterait pas un coup d’œil. Mais là on les regarde, ce sont elles les vedettes du jour. On a de la considération pour cette carafe ouvragée, cette poupée sans bras, ces photos d’aïeux qui pourraient être les nôtres, bien endimanchés, et la moustache frisottante, ces chaises en paille d’autrefois, ces miroirs piquetés de vieillesse, tous ces objets dont on ne sait pas toujours l’usage mais qui captent le regard, ces objets dépareillés qui ont perdu leur âme sœur et qui gisent là, espérant on ne sait quel miracle. Ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, mais en un dernier effort pour survivre, ils se mettent en valeur, bien époussetés. On voudrait leur prêter une âme et faire dialoguer ces figurines en porcelaine, avec de la dentelle rigidifiée, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles que m’avait offertes ma grand-mère, et dont je n’ai aucune idée de l’endroit où elles peuvent bien se terrer. Je les reconnais et leur dirais presque bonjour, si je n’étais entourée d’une poignée de chalands.

Je progresse de ce pas réservé aux brocantes, nonchalant, reculant parfois, les yeux balayant avec adresse ce qui est disposé pour nourrir mon regard. Tous ces objets en attente de migration ou en attente du récit de leur histoire. Pour chaque objet, une anecdote à déplier, une joie à révéler, une tristesse à calfeutrer, quelque chose à en dire, une nouvelle à leur consacrer. Alors j’avance tranquillement, profitant simplement de ce moment, n’ayant besoin de rien, juste ravie de regarder et de laisser virevolter mon imaginaire autour de bibelots qui raniment mon passé. Lorsque, alors même que mon regard commence à faiblir, un petit meuble se dresse devant moi, capte mon attention et stoppe net mon pas. Il semble me dire: « prends-moi en considération, ne me laisse pas sur ce trottoir, aime-moi ».

Durant des années, j’ai fréquenté les brocantes et vide-greniers à la recherche de boîtes, de différentes tailles, avec une imagerie sur le couvercle, des mécanismes de fermeture différents, des boîtes vides, que j’ai rangées les plus petites dans les plus grandes pour gagner de la place et qui ont fini sur un rayonnage au sous-sol. Des dizaines de boîtes dont j’avais une idée très précise de leur usage: insérer dans leur réceptacle de petits rouleaux de papier où des poèmes manuscrits seraient écrits. Plusieurs ont été réalisés et offerts. Puis on se lasse et ma passion s’est alors orientée vers des plumiers, tout ce qui permettait de cacher de petites choses à l’intérieur. Bien serrés à l’intérieur des parois étroites, des petits bouts de papiers découpés dans des revues, de petits bouts de phrases qui un jour pourraient prouver leur utilité dans la réalisation de collages. Mon préféré est sans doute celui, assez large dont le couvercle est décoré avec un tableau de Millet où une femme et un homme se recueillent dans un champ à l’heure de l’Angélus. Puis j’ai arrêté d’en acheter, les prix ayant sans doute augmenté, le désir assouvi, mais je ne peux m’empêcher de faire fonctionner le mécanisme d’ouverture lorsqu’il y en a un qui croise mon chemin sur ces étals de brocanteur.

J’aime les boîtes de petites tailles, les plumiers donc, les sacs à main aux multiples compartiments, tout ce qui permet de tenir à distance du regard ce qui se cache en eux. J’aime le geste de préhension entre les mains, la texture, le geste d’ouverture qu’ils réclament, le vide parfois à l’intérieur à me demander de quel plein ils pourrait être emplis, en quel éden ils pourraient se transformer.

Mais ce jour-là, alors que je pensais revenir les mains vides, m’étant contentée de laisser vaguer le regard, ce petit meuble, semblant isolé, oublié là par hasard, comme entouré de vide autour de lui, ce petit meuble m’a immobilisée. On aurait dit que je venais d’être frappée par une flèche de Cupidon. Je me suis alors approchée, lui ai tourné autour, osant à peine toucher le bois sombre, dont le vendeur me dira l’origine, mais que je n’ai pas retenue, toute dans l’émotion de la trouvaille. C’est une travailleuse sur pied avec une poignée centrale, et des tiroirs qui se déplient, se déploient en accordéon, de chaque côté, sur trois niveaux. Le mécanisme fonctionne bien, le meuble est en bon état, le prix, me semble-t-il, correct. Ce n’est pas la première fois que je me trouve face à cet objet, mais c’est la première fois que je ressens un appel. À plusieurs reprises, j’ai caressé le bois de travailleuses, demandé « c’est combien ? », puis me suis éloignée, entendant à peine la réponse, les abandonnant à un autre acheteur., et laissant mon désir se diluer, s’éteindre sur quelque rive éloignée. Mais ce jour-là, rien ne se passe comme d’habitude. Je reste agrippée la main sur la poignée. Très rapidement, je réalise l’acquisition de l’objet, sans être bien consciente de mon acte. Comme si mon double avait pris l’initiative, pour en finir avec les tergiversations.

Je m’éloigne alors de la brocante, en direction de la place de parking et là je fonds en larmes. Hébétée, je m’arrête au bord du trottoir, comme sur la rive d’un temps, qui n’existe plus, et que je viens de rejoindre. Un rêve vieux de plus de soixante ans vient de se réaliser. On vieillit, on croit toucher du doigt les rideaux lourds et sombres qui vont nous recouvrir, et c’est de la soie qui vient nous effleurer. La soie de l’enfance.

Lorsque j’étais enfant, je passais le jeudi après-midi chez mes grands-parents, où il n’y avait aucun jouet, aucun livre, mais le catalogue de Manufrance. Je le feuilletais à longueur de temps, et finissais toujours par m’arrêter sur le dessin d’une de ces travailleuses qui avaient cours à ce moment-là. Je laissais mon esprit rêvasser autour de cet objet, dont je connaissais l’usage, celui de rassembler des objets en lien avec la couture, mais je n’avais rien à voir avec tout ce qui touchait aux aiguilles et fils de toutes sortes, alors j’en détournais la destination et imaginais qu’il m’aurait permis de ranger, cacher des tas de petites choses, de ces petits riens de l’enfant que j’étais, les trésors qui embellissaient mes jours. Mais cet objet était resté objet de désir que personne n’avait jamais pensé à m’offrir. Plus tard, c’était passé de mode, et le désir enfoui loin dans les arcanes de la mémoire. Il était trop tard, cela n’aurait pas eu de sens. Et voilà que, depuis une quinzaine de jours, il a pris place dans mon bureau, devant une étagère de livres. Il est vide. La travailleuse est vide. Mais je n’aime guère ce terme qui la dénomme. Une de mes amies m’a récemment appris que sa mère l’appelait une couseuse, et j’ai entendu couveuse. Je pense que je vais adopter ce nom. Ma couveuse est vide: pas de pochettes à aiguilles, de dés à coudre, de trousses de couture, d’aiguilles à tricoter, pas de crochets, d’épingles de sûreté, de boutons divers et variés, de lacets ou d’agrafes, de rubans ou de fils, de laine, de bobines de coton ou tout matériel ayant trait à la couture. De toute manière, même si j’avais déjà rangé quelque chose dans les tiroirs, je ne le dirais certainement pas, puisque là, dans ces drôles de réceptacles, ce sont des secrets, des images d’égarement qui ont pour objet de se calfeutrer.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

2 commentaires à propos de “#versuneécopoétique #02 | Égarement”

  1. Merci pour ce beau texe à la fois triste et doux ou le passé vit dans des objets qu’un ignorant croirait morts. J’aime beaucoup cette phrase: « On vieillit, on croit toucher du doigt les rideaux lourds et sombres qui vont nous recouvrir ». Cest passionnant de découvrir à travers ces textes à quel point les manières de percevoir le monde sont diverses…

  2. « Une de mes amies m’a récemment appris que sa mère l’appelait une couseuse, et j’ai entendu couveuse. Je pense que je vais adopter ce nom. Ma couveuse est vide.. »
    merci pour ce texte magnifique qui se déroule doucement de bout en bout