#boucle 2 #04 Michon | Frédéric Cheval

De la fenêtre de sa chambre Frédéric ne voit, ni les tours de la cathédrale, ni le toit du Musée d’art de la capitale picarde ; le tableau, il lui suffit de fermer les yeux pour en deviner la manière. Leurs fourrures appellent la lumière – cette douceur jusque dans la mort–, ni claire ni obscure: diffuse. Lapins et gibecière, sujets pour un petit tableau. Un tableau de Jean Siméon Chardin apprendra-t-il plus tard. On a suivi par ennui : c’est « la sortie patrimoine »; on entre, on a la tête ailleurs. On voit cette chose dans son cadre ; on ne sait pas, c’est encore vague, un tableau parmi d’autres; c’est dans cette salle aux murs jaune qui sent la poussière : un tableau de petit format. Ça entre par les yeux, ça insiste: persistance rétinienne. Frederick cheval voit le petit tableau du musée d’art d’Amiens, le Jean Simeon Chardin. Il a dix-sept ans, il ne sait rien de la peinture, ni de Chardin et le sujet le débecquette. Pourtant.

Fréderic ne sait ni les arbres grelottants du quai de la Seine, ni les tours du World-Trade-Center, il ne ne sait pas la toison d’or d’Isabella. Pas encore. Dans sa poche la carte aux « lapins morts avec gibecière » s’est cornée. Il y a le carnet, il y a le paquet de clopes et le briquet : des troupes. Six mois à contrefaire le fou, Frédéric est hâve, maigre comme un chat mais libre. De la fenêtre de sa chambre Il regarde la nuit lumière, un ciel parme. L’enseigne disparue du Régent il la voit. Combien de western dans la cabine de projection du père ? Paris, New-York, il ne sait pas encore, ni le corps d’Isabella : « Ma Betsabée » dira Frédéric des années plus tard en tirant le grand nu de dessous ses grandes Natures mortes. Le tableau du Musée d’art d’Amiens, « Lapins et gibecière », il l’a dessiné et re-dessiné de mémoire dans son carnet de poche : peut-on retenir la lumière au bout de son crayon ? Dans ce carnet, le même, il a recopié les vers de Baudelaire appris par cœur. De la fenêtre de sa chambre il sent venir la neige. Il a 21 ans. Sa valise est prête, il n’y a qu’un pas avant dehors.  

En se penchant Frédéric Cheval voit les roses : des rouges, roses, jaunes, thés… toute une palette a ses pieds; la mère a donné des couleurs à la terre. Denise Cheval née Cocu qui chantait à vous tirer toute la peine du corps; « et Denise des fois elle avait comme un brouillard, aussi, elle riait trop fort ». Personne n’a voulu ou su voir dans la main verte de la mère cette ligne de mélancolie ( et l’ancolie est une fleur vivace). Le 12 avril 1977, Frédéric arrive par le premier train. Sa veste sent la térébenthine, ses chaussures on ne pourra plus les cirer, la peinture fait des croûtes, il ira au cimetière dans les vernis du père. De la fenêtre de sa chambre Frédéric Cheval voit tomber la pluie sur les roses (le Chardin du Musée d’art d’Amiens a pâli) Il sait à Paris trois pommes d’or et un gobelet d’argent, au Louvre elles n’attendent que lui.

A propos de Nathalie Holt

voilà ! ou pas

2 commentaires à propos de “#boucle 2 #04 Michon | Frédéric Cheval”

  1. Merci Nathalie pour ce beau texte et ces raccourcis du temps d’un tableau l’autre, d’Amiens au Louvre, de la nature morte à l’émotion vive. Comme le choc des silex, les chocs que vous faites des fragments de la vie livrent de subtiles étincelles. Merci.

  2. Merci Ugo . Pour les étincelles je ne sais pas. Heurter des petits cailloux peut-être . Merci beaucoup d’être passé lire . Il va falloir à présent remonter le silence